Défense et illustration de la langue française pdf

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Extraits de La Defense Et Illustration de La Langue Francaise

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La Deffence, et Illustration de la Langue Francoyse

L'auteur prie les lecteurs diff�rer leur jugement jusques � la fin du livre, et ne le condamner sans avoir premi�rement bien vu, et examin� ses raisons. 

�p�tre � Monseigneur le r�v�rendissime cardinal du Bellay S. 

Vu le personnage que tu joues au spectacle de toute l'Europe, voire de tout le monde, en ce grand Th��tre Romain, vu tant d'affaires, et tels que seul quasi tu soutiens, � l'honneur du sacr� Coll�ge, p�cherai-je pas (comme dit le Pindare Latin) contre le bien public, si par longues paroles j'emp�chais le temps que tu donnes au service de ton prince, au profit de la patrie et � l'accroissement de ton immortelle renomm�e ? �piant donc quelques heures de ce peu de relais que tu prends pour respirer sous le pesant faix des affaires fran�aises (charge vraiment digne de si robustes �paules, non moins que le ciel de celles du grand Hercule), ma Muse a pris la hardiesse d'entrer au sacr� cabinet de tes saintes et studieuses occupations : et l�, entre tant de riches et excellents voeux de jour en jour d�di�s � l'image de ta grandeur, pendre le sien humble et petit, mais toutefois bien heureux s'il rencontre quelque faveur devant les yeux de ta bont�, semblable � celle des Dieux immortels, qui n'ont moins agr�ables les pauvres pr�sents d'un bien riche vouloir que les superbes et ambitieuses offrandes.

C'est, en effet, la D�fense et Illustration de notre langue fran�aise, � l'entreprise de laquelle rien ne m'a induit que l'affection naturelle envers ma patrie, et � te la d�dier, que la grandeur de ton nom : afin qu'elle se cache (comme sous le bouclier d'Ajax) contre les traits envenim�s de cette antique ennemie de vertu, sous l'ombre de tes ailes. De toi, dis-je, dont l'incomparable savoir, vertu et conduite, toutes les plus grandes choses, de si long temps de tout le monde sont exp�riment�es, que je ne les saurais plus au vif exprimer, que les couvrant (suivant la ruse de ce noble peintre Timante) sous le voile de silence. Pour ce que d'une si grande chose il vaut trop mieux (comme de Carthage disait T. Live) se taire du tout que d'en dire peu. Re�ois donc avec cette accoutum�e bont�, qui ne te rend moins aimable entre les plus petits, que ta vertu et autorit� v�n�rable entre les plus grands, les premiers fruits, ou, pour mieux dire, les premi�res fleurs du printemps de celui qui en toute r�v�rence et humilit� baise les mains de ta R. S. Priant le ciel te d�partir autant d'heureuse et longue vie, et � tes hautes entreprises �tre autant favorable, comme envers toi il a �t� lib�ral, voire prodigue de ses gr�ces. Adieu, de Paris, ce 15 de f�vrier, 1549. 

LIVRE PREMIER 

CHAPITRE PREMIER : de l'origine des langues

Si la Nature (dont quelque personnage de grande renomm�e non sans raison a dout�, si on la devait appeler m�re ou mar�tre) e�t donn� aux hommes un commun vouloir et consentement, outre les innum�rables commodit�s qui en fussent proc�d�es, l'inconstance humaine n'e�t eu besoin de se forger tant de mani�res de parler. Laquelle diversit� et confusion se peut � bon droit appeler la tour de Babel. Donc les langues ne sont n�es d'elles-m�mes en fa�on d'herbes, racines et arbres, les unes infirmes et d�biles en leurs esp�ces, les autres saines et robustes, et plus aptes � porter le faix des conceptions humaines : mais toute leur vertu est n�e au monde du vouloir et arbitre des mortels. Cela (ce me semble) est une grande raison pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et bl�mer l'autre : vu qu'elles viennent toutes d'une m�me source et origine, c'est la fantaisie des hommes, et ont �t� form�es d'un m�me jugement, � une m�me fin : c'est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l'esprit. Il est vrai que, par succession de temps, les unes, pour avoir �t� plus curieusement r�gl�es, sont devenues plus riches que les autres ; mais cela ne se doit attribuer � la f�licit� desdites langues, mais au seul artifice et industrie des hommes. Ainsi donc toutes les choses que la nature a cr��es, tous les arts et sciences, en toutes les quatre parties du monde, sont chacune endroit soi une m�me chose ; mais, pour ce que les hommes sont de divers vouloir, ils en parlent et �crivent diversement. A ce propos je ne puis assez bl�mer la sotte arrogance et t�m�rit� d'aucuns de notre nation, qui, n'�tant rien moins que Grecs ou Latins, d�prisent et rejettent d'un sourcil plus que sto�que toutes choses �crites en fran�ais, et ne me puis assez �merveiller de l'�trange opinion d'aucuns savants, qui pensent que notre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et �rudition, comme si une invention, pour le langage seulement, devait �tre jug�e bonne ou mauvaise. A ceux-l� je n'ai entrepris de satisfaire. A ceux-ci je veux bien, s'il m'est possible, faire changer d'opinion par quelques raisons que bri�vement j'esp�re d�duire, non que je me sente plus clairvoyant en cela, ou autres choses qu'ils ne sont, mais pour ce que l'affection qu'ils portent aux langues �trang�res ne permet qu'ils veuillent faire sain et entier jugement de leur vulgaire. 

CHAPITRE II : que la langue fran�aise ne doit �tre nomm�e barbare 

Pour commencer donc � entrer en mati�re, quant � la signification de ce mot : Barbares anciennement �taient nomm�s ceux qui ineptement parlaient grec. Car comme les �trangers venant � Ath�nes s'effor�aient de parler grec, ils tombaient souvent en cette voix absurde . Depuis, les Grecs transport�rent ce nom aux moeurs brutaux et cruels, appelant toutes nations, hors la Gr�ce, barbares. Ce qui ne doit en rien diminuer l'excellence de notre langue, vu que cette arrogance grecque, admiratrice seulement de ses inventions, n'avait loi ni privil�ge de l�gitimer ainsi sa nation et ab�tardir les autres, comme Anacharsis disait que les Scythes �taient barbares entre les Ath�niens, mais les Ath�niens aussi entre les Scythes. Et quand la barbarie des moeurs de nos anc�tres eut d� les mouvoir � nous appeler barbares, si est-ce que je ne vois point pourquoi on nous doive maintenant estimer tels, vu qu'en civilit� de moeurs, �quit� de lois, magnanimit� de courages, bref, en toutes formes et mani�res de vivre non moins louables que profitables, nous ne sommes rien moins qu'eux ; mais bien plus, vu qu'ils sont tels maintenant, que nous les pouvons justement appeler par le nom qu'ils ont donn� aux autres. Encore moins doit avoir lieu de ce que les Romains nous ont appel�s barbares, vu leur ambition et insatiable faim de gloire, qui t�chaient non seulement � subjuguer, mais � rendre toutes autres nations viles et abjectes aupr�s d'eux, principalement les Gaulois, dont ils ont re�u plus de honte et dommage que des autres. A ce propos, songeant beaucoup de fois d'o� vient que les gestes du peuple romain sont tant c�l�br�s de tout le monde, voire de si long intervalle pr�f�r�s � ceux de toutes les autres nations ensemble, je ne trouve point plus grande raison que celle-ci : c'est que les Romains ont eu si grande multitude d'�crivains, que la plupart de leurs gestes (pour ne pas dire pis) par l'espace de tant d'ann�es, ardeur de batailles, vastit� d'Italie, incursions d'�trangers, s'est conserv�e enti�re jusques � notre temps. Au contraire, les faits des autres nations, singuli�rement des Gaulois, avant qu'ils tombassent en la puissance des Fran�ais, et les faits des Fran�ais m�mes depuis qu'ils ont donn� leur nom aux Gaules, ont �t� si mal recueillis, que nous en avons quasi perdu non seulement la gloire, mais la m�moire. A quoi a bien aid� l'envie des Romains, qui, comme par une certaine conjuration conspirant contre nous, ont ext�nu� en tout ce qu'ils ont pu nos louanges belliques, dont ils ne pouvaient endurer la clart� : et non seulement nous ont fait tort en cela, mais, pour nous rendre encore plus odieux et contemptibles, nous ont appel�s brutaux, cruels et barbares. Quelqu'un dira : pourquoi ont-ils exempt� les Grecs de ce nom ? Parce qu'ils se fussent fait plus grand tort qu'aux Grecs m�mes, dont ils avaient emprunt� tout ce qu'ils avaient de bon, au moins quant aux sciences et illustration de leur langue. Ces raisons me semblent suffisantes de faire entendre � tout �quitable estimateur des choses, que notre langue (pour avoir �t� nomm�e barbare, ou de nos ennemis ou de ceux qui n'avaient loi de nous bailler ce nom) ne doit pourtant �tre d�pris�e, m�me de ceux auxquels elle est propre et naturelle, et qui en rien ne sont moindres que les Grecs et Romains. 

CHAPITRE III : Pourquoi la langue fran�aise n'est si riche que la grecque et latine 

Et si notre langue n'est si copieuse et riche que la grecque ou latine, cela ne doit �tre imput� au d�faut d'icelle, comme si d'elle-m�me elle ne pouvait jamais �tre sinon pauvre et st�rile : mais bien on le doit attribuer � l'ignorance de nos majeurs, qui, ayant (comme dit quelqu'un, parlant des anciens Romains) en plus grande recommandation le bien faire, que le bien dire, et mieux aimant laisser � leur post�rit� les exemples de vertu que des pr�ceptes, se sont priv�s de la gloire de leurs bienfaits, et nous du fruit de l'imitation d'iceux : et par m�me moyen nous ont laiss� notre langue si pauvre et nue qu'elle a besoin des ornements, et (s'il faut ainsi parler) des plumes d'autrui. Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours �t� en l'excellence qu'on les a vues du temps d'Hom�re et de D�mosth�ne, de Virgile et de Cic�ron ? et si ces auteurs eussent jug� que jamais, pour quelque diligence et culture qu'on y e�t pu faire, elles n'eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforc�s de les mettre au point o� nous les voyons maintenant? Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore � fleurir sans fructifier, ou plut�t, comme une plante et vergette, n'a point encore fleuri, tant s'en faut qu'elle ait apport� tout le fruit qu'elle pourrait bien produire. Cela certainement non pour le d�faut de la nature d'elle, aussi apte � engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l'ont eue en garde, et ne l'ont cultiv�e � suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui m�me d�sert o� elle avait commenc� � na�tre, sans jamais l'arroser, la tailler, ni d�fendre des ronces et �pines qui lui faisaient ombre, l'ont laiss�e envieillir et quasi mourir. Que si les anciens Romains eussent �t� aussi n�gligents � la culture de leur langue, quand premi�rement elle commen�a � pulluler, pour certain en si peu de temps elle ne f�t devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs, l'ont premi�rement transmu�e d'un lieu sauvage en un domestique ; puis afin que plus t�t et mieux elle p�t fructifier, coupant � l'entour les inutiles rameaux, l'ont pour �change d'iceux restaur�e de rameaux francs et domestiques, magistralement tir�s de la langue grecque, lesquels soudainement se sont si bien ent�s et faits semblables � leur tronc, que d�sormais n'apparaissent plus adoptifs, mais naturels. De l� sont n�es en la langue latine ces fleurs et ces fruits color�s de cette grande �loquence, avec ces nombres et cette liaison si artificielle, toutes lesquelles choses, non tant de sa propre nature que par artifice, toute langue a coutume de produire. Donc si les Grecs et Romains, plus diligents � la culture de leurs langues que nous � celle de la n�tre, n'ont pu trouver en icelles, sinon avec grand labeur et industrie, ni gr�ce, ni nombre, ni finalement aucune �loquence, nous devons nous �merveiller, si notre vulgaire n'est si riche comme il pourra bien �tre, et de l� prendre occasion de le m�priser comme chose vile, et de petit prix. Le temps viendra (peut-�tre) et je l'esp�re moyennant la bonne destin�e fran�aise que ce noble et puissant royaume obtiendra � son tour les r�nes de la monarchie, et que notre langue (si avec Fran�ois n'est du tout ensevelie la langue fran�aise) qui commence encore � jeter ses racines, sortira de terre, et s'�l�vera en telle hauteur et grosseur, qu'elle se pourra �galer aux m�mes Grecs et Romains, produisant comme eux des Hom�res, D�mosth�nes, Virgiles et Cic�rons, aussi bien que la France a quelquefois produit des P�ricl�s, Nicias, Alcibiades, Th�mistocles, C�sars et Scipions. 

CHAPITRE IV : que la langue fran�aise n'est si pauvre que beaucoup l'estiment 

Je n'estime pourtant notre vulgaire, tel qu'il est maintenant, �tre si vil et abject, comme le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la m�me Pith�, d�esse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n'�tait en langage �tranger et non entendu du vulgaire. Et qui voudra de bien pr�s y regarder, trouvera que notre langue fran�aise n'est si pauvre qu'elle ne puisse rendre fid�lement ce qu'elle emprunte des autres ; si infertile qu'elle ne puisse produire de soi quelque fruit de bonne invention, au moyen de l'industrie et diligence des cultivateurs d'icelle, si quelques-uns se trouvent tant amis de leur pays et d'eux-m�mes qu'ils s'y veuillent employer. Mais � qui, apr�s Dieu, rendrons-nous gr�ces d'un tel b�n�fice, sinon � notre feu bon roi et p�re Fran�ois premier de ce nom, et de toutes vertus ? Je dis premier, d'autant qu'il a en son noble royaume premi�rement restitu� tous les bons arts et sciences en leur ancienne dignit� : et si a notre langage, auparavant scabreux et mal poli, rendu �l�gant, et sinon tant copieux qu'il pourra bien �tre, pour le moins fid�le interpr�te de tous les autres. Et qu'ainsi soit, philosophes, historiens, m�decins, po�tes, orateurs grecs et latins, ont appris � parler fran�ais. Que dirai-je des H�breux ? Les saintes lettres donnent ample t�moignage de ce que je dis. Je laisserai en cet endroit les superstitieuses raisons de ceux oui soutiennent que les myst�res de la th�ologie ne doivent �tre d�couverts, et quasi comme profan�s en langage vulgaire, et ce que vont all�guant ceux qui sont d'opinion contraire. Car cette disputation n'est propre � ce que j'ai entrepris, qui est seulement de montrer que notre langue n'a point eu � sa naissance les dieux et les astres si ennemis, qu'elle ne puisse un jour parvenir au point d'excellence et de perfection aussi bien que les autres, attendu que toutes sciences se peuvent fid�lement et copieusement traiter en icelle, comme on peut voir en si grand nombre de livres grecs et latins, voire bien italiens, espagnols et autres traduits en fran�ais par maintes excellentes plumes de notre temps. 

CHAPITRE V : que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection � la langue fran�aise 


Toutefois ce tant louable labeur de traduire ne me semble moyen unique et suffisant pour �lever notre vulgaire � l'�gal et parangon des autres plus fameuses langues. Ce que je pr�tends prouver si clairement, que nul n'y voudra (ce crois-je) contredire, s'il n'est manifeste calomniateur de la v�rit�. Et premier, c'est une chose accord�e entre tous les meilleurs auteurs de rh�torique, qu'il y a cinq parties de bien dire : l'invention, l'�locution, la disposition, la m�moire et la prononciation. Or pour autant que ces deux derni�res ne s'apprennent tant par le b�n�fice des langues, comme elles sont donn�es � chacun selon la f�licit� de sa nature, augment�es et entretenues par studieux exercice et continuelle diligence : pour autant aussi que la disposition g�t plus en la discr�tion et bon jugement de l'orateur qu'en certaines r�gles et pr�ceptes, vu que les �v�nements du temps, la circonstance des lieux, la condition des personnes et la diversit� des occasions sont innum�rables, je me contenterai de parler des deux premi�res, � savoir de l'invention et de l'�locution. L'office donc de l'orateur est, de chaque chose propos�e, �l�gamment et copieusement parler. Or cette facult� de parler ainsi de toutes choses ne se peut acqu�rir que par l'intelligence parfaite des sciences, lesquelles ont �t� premi�rement trait�es par les Grecs, et puis par les Romains imitateurs d'iceux. Il faut donc n�cessairement que ces deux langues soient entendues de celui qui veut acqu�rir cette copie et richesse d'invention, premi�re et principale pi�ce du harnais de l'orateur. Et quant � ce point, les fid�les traducteurs peuvent grandement servir et soulager ceux qui n'ont le moyen unique de vaquer aux langues �trang�res. Mais quant � l'�locution, partie certes la plus difficile, et sans laquelle toutes autres choses restent comme inutiles et semblables � un glaive encore couvert de sa gaine, l'�locution (dis-je) par laquelle principalement un orateur est jug� plus excellent, et un genre de dire meilleur que l'autre : comme celle dont est appel�e la m�me �loquence, et dont la vertu g�t aux mots propres, usit�s, et non ali�n�s du commun usage de parler, aux m�taphores, all�gories, comparaisons, similitudes, �nergie, et tant d'autres figures et ornements, sans lesquels toute oraison et po�me sont nus, manqu�s et d�biles ; - je ne croirai jamais qu'on puisse bien apprendre tout cela des traducteurs, parce qu'il est impossible de le rendre avec la m�me gr�ce dont l'auteur en a us� : d'autant que chaque langue a je ne sais quoi propre seulement � elle, dont si vous efforcez exprimer le na�f dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n'espacer point hors des limites de l'auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise gr�ce. Et qu'ainsi soit, qu'on me lise un D�mosth�ne et Hom�re latins, un Cic�ron et Virgile fran�ais, pour voir s'ils vous engendreront telles affections, voire ainsi qu'un Prot�e vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues. Il vous semblera passer de l'ardente montagne d'AEtn� sur le froid sommet du Caucase. Et ce que je dis des langues latine et grecque se doit r�ciproquement dire de tous les vulgaires, dont j'all�guerai seulement un P�trarque, duquel j'ose bien dire que, si Hom�re et Virgile renaissant avaient entrepris de le traduire, ils ne le pourraient rendre avec la m�me gr�ce et na�vet� qu'il est en son vulgaire toscan. Toutefois quelques-uns de notre temps ont entrepris de le faire parler fran�ais. Voil� en bref les raisons qui m'ont fait penser que l'office et diligence des traducteurs autrement fort utiles pour instruire les ignorants des langues �trang�res en la connaissance des choses, n'est suffisante pour donner � la n�tre cette perfection et, comme font les peintres � leurs tableaux, cette derni�re main, que nous d�sirons. Et si les raisons que j'ai all�gu�es ne semblent assez fortes, je produirai, pour mes garants et d�fenseurs, les anciens auteurs romains, po�tes principalement, et orateurs, lesquels (combien que Cic�ron ait traduit quelques livres de X�nophon et d'Arate, et qu'Horace baille les pr�ceptes de bien traduire) ont vaqu� � cette partie plus pour leur �tude, et profit particulier, que pour le publier � l'amplification de leur langue, � leur gloire et commodit� d'autrui. Si aucuns ont vu quelques oeuvres de ce temps-l�, sous titre de traduction, j'entends de Cic�ron, de Virgile, et de ce bienheureux si�cle d'Auguste, ils ne pourront d�mentir ce que je dis. 

CHAPITRE VI : des mauvais traducteurs, et de ne traduire les po�tes 

Mais que dirai-je d'aucuns, vraiment mieux dignes d'�tre appel�s traditeurs, que traducteurs ? vu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire, et par m�me moyen s�duisent les lecteurs ignorants, leur montrant le blanc pour le noir : qui, pour acqu�rir le nom de savants, traduisent � cr�dit les langues, dont jamais ils n'ont entendu les premiers �l�ments, comme l'h�bra�que et la grecque : et encore pour mieux se faire valoir, se prennent aux po�tes, genre d'auteurs certes auquel si je savais, ou voulais traduire, je m'adresserais aussi peu, � cause de cette divinit� d'invention, qu'ils ont plus que les autres, de cette grandeur de style, magnificence de mots, gravit� de sentences, audace et vari�t� de figures, et mille autres lumi�res de po�sie : bref cette �nergie, et ne sais quel esprit, qui est en leurs �crits, que les Latins appelleraient . Toutes lesquelles choses se peuvent autant exprimer en traduisant, comme un peintre peut repr�senter l'�me avec le corps de celui qu'il entreprend tirer apr�s le naturel. Ce que je dis ne s'adresse pas � ceux qui, par le commandement des princes et grands seigneurs, traduisent les plus fameux po�tes grecs et latins : parce que l'ob�issance qu'on doit � tels personnages ne re�oit aucune excuse en cet endroit : mais bien j'entends parler � ceux qui, de ga�t� de coeur (comme on dit), entreprennent telles choses l�g�rement et s'en acquittent de m�me. O Apollon ! � Muses! profaner ainsi les sacr�es reliques de l'antiquit� ! Mais je n'en dirai autre chose. Celui donc qui voudra faire oeuvre digne de prix en son vulgaire, laisse ce labeur de traduire, principalement les po�tes, � ceux qui de chose laborieuse et peu profitable, j'ose dire encore inutile, voire pernicieuse � l'accroissement de leur langue, emportent � bon droit plus de modestie que de gloire.

CHAPITRE VII : comment les Romains ont enrichi leur langue 


Si les Romains (dira quelqu'un) n'ont vaqu� � ce labeur de traduction, par quels moyens donc ont-ils pu ainsi enrichir leur langue, voire jusques � l'�galer quasi � la grecque ? Imitant les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les d�vorant ; et, apr�s les avoir bien dig�r�s, les convertissant en sang et nourriture : se proposant, chacun selon son naturel et l'argument qu'il voulait �lire, le meilleur auteur, dont ils observaient diligemment toutes les plus rares et exquises vertus, et icelles comme greffes, ainsi que j'ai dit devant, entaient et appliquaient � leur langue. Cela fait (dis-je), les Romains ont b�ti tous ces beaux �crits que nous louons et admirons si fort : �galant ores quelqu'un d'iceux, ores le pr�f�rant aux Grecs. Et de ce que je dis font bonne preuve Cic�ron et Virgile, que volontiers et par honneur je nomme toujours en la langue latine, desquels comme l'un se fut enti�rement adonn� � l'imitation des Grecs, contrefit et exprima si au vif la copie de Platon, la v�h�mence de D�mosth�ne et la joyeuse douceur d'Isocrate, que Molon Rhodian l'oyant quelquefois d�clamer, s'�cria qu'il emportait l'�loquence grecque � Rome. L'autre imita si bien Hom�re, Hesiode et Th�ocrite, que depuis on a dit de lui, que de ces trois il a surmont� l'un, �gal� l'autre, et approch� si pr�s de l'autre, que si la f�licit� des arguments qu'ils ont trait�s e�t �t� pareille, la palme serait bien douteuse. Je vous demande donc vous autres, qui ne vous employez qu'aux translations, si ces tant fameux auteurs se fussent amus�s � traduire, eussent-ils �lev� leur langue � l'excellence et hauteur o� nous la voyons maintenant ? Ne pensez donc, quelque diligence et industrie que vous puissiez mettre en cet endroit, faire tant que notre langue, encore rampante � terre, puisse hausser la t�te et s'�lever sur pieds. 

CHAPITRE VIII : d'amplifier la langue fran�aise par l'imitation des anciens auteurs grecs et romains 

Se compose donc celui qui voudra enrichir sa langue, � l'imitation des meilleurs auteurs grecs et latins, et � toutes leurs plus grandes vertus, comme � un certain but, dirige la pointe de son style; car il n'y a point de doute que la plus grande part de l'artifice ne soit contenue en l'imitation : et tout ainsi que ce fut le plus louable aux anciens de bien inventer, aussi est-ce le plus utile de bien imiter, m�me � ceux dont la langue n'est encore bien copieuse et riche. Mais entende celui qui voudra imiter, que ce n'est chose facile de bien suivre les vertus d'un bon auteur, et quasi comme se transformer en lui, vu que la nature m�me aux choses qui paraissent tr�s semblables, n'a su tant faire, que par quelque note et diff�rence elles ne puissent �tre discern�es. Je dis ceci parce qu'il y en a beaucoup en toutes langues qui, sans p�n�trer aux plus cach�es et int�rieures parties de l'auteur qu'ils se sont propos�, s'adaptent seulement au premier regard, et s'amusant � la beaut� des mots, perdent la force des choses. Et certes, comme ce n'est point chose vicieuse, mais grandement louable, emprunter d'une langue �trang�re les sentences et les mots, et les approprier � la sienne : aussi est-ce chose grandement � reprendre, voire odieuse � tout lecteur de lib�rale nature, voir en une m�me langue une telle imitation, comme celle d'aucuns savants m�mes, qui s'estiment �tre des meilleurs quand plus ils ressemblent un Hero�t ou un Marot. Je t'admoneste donc (� toi qui d�sires l'accroissement de ta langue et veux exceller en icelle) de non imiter � pied lev�, comme nagu�res a dit quelqu'un, les plus fameux auteurs d'icelle, ainsi que font ordinairement la plupart de nos po�tes fran�ais, chose certes autant vicieuse comme de nul profit � notre vulgaire : vu que ce n'est autre chose (� grande lib�ralit� !) sinon de lui donner ce qui �tait � lui. Je voudrais bien que notre langue f�t si riche d'exemples domestiques, que n'eussions besoin d'avoir recours aux �trangers. Mais si Virgile et Cic�ron se fussent content�s d'imiter ceux de leur langue, qu'auraient les Latins outre Ennie ou Lucr�ce, outre Crasse ou Antoine ?

CHAPITRE IX : r�ponses � quelques objections 

Apr�s avoir, le plus succinctement qu'il m'a �t� possible, ouvert le chemin � ceux qui d�sirent l'amplification de notre langue, il me semble bon et n�cessaire de r�pondre � ceux qui l'estiment barbare et irr�guli�re, incapable de cette �l�gance et copie, qui est en la grecque et romaine : d'autant (disent-ils) qu'elle n'a ses d�clinaisons, ses pieds et ses nombres, comme ces deux autres langues. Je ne veux all�guer en cet endroit (bien que je le pusse faire sans honte) la simplicit� de nos majeurs, qui se sont content�s d'exprimer leurs conceptions avec paroles nues, sans art et ornement : non imitant la curieuse diligence des Grecs, auxquels la Muse avait donn� la bouche ronde (comme dit quelqu'un), c'est-�-dire parfaite en toute �l�gance et v�nust� de paroles : comme depuis aux Romains imitateurs des Grecs. Mais je dirai bien que notre langue n'est tant irr�guli�re qu'on voudrait bien dire : vu qu'elle se d�cline, sinon par les noms, pronoms et participes, pour le moins par les verbes, en tous leurs temps, modes et personnes. Et si elle n'est si curieusement r�gl�e, ou plut�t li�e et g�n�e en ses autres parties, aussi n'a-t-elle point tant d'h�t�roclites et anormaux monstres �tranges que la grecque et latine. Quant aux pieds et aux nombres, je dirai au second livre en quoi nous les r�compensons. Et certes (comme dit un grand auteur de rh�torique, parlant de la f�licit� qu'ont les Grecs en la composition de leurs mots) je ne pense que telles choses se fassent par la nature desdites langues, mais nous favorisons toujours les �trangers. Qui e�t gard� nos anc�tres de varier toutes les parties d�clinables, d'allonger une syllabe et accourcir l'autre, et en faire des pieds ou des mains ? et qui gardera nos successeurs d'observer telles choses, si quelques savants et non moins ing�nieux de cet �ge entreprennent de les r�duire en art, comme Cic�ron promettait de faire au droit civil : chose qui � quelques-uns a sembl� impossible, aux autres non. Il ne faut point ici all�guer l'excellence de l'antiquit�, et comme Hom�re se plaignait que de son temps les corps �taient trop petits, dire que les esprits modernes ne sont � comparer aux anciens. L'architecture, l'art du navigage et autres inventions antiques certainement sont admirables, non, toutefois, si on regarde � la n�cessit� m�re des arts, du tout si grandes qu'on doive estimer les cieux et la nature y avoir d�pendu toute leur vertu, vigueur et industrie. Je ne produirai, pour t�moins de ce que je dis, l'Imprimerie, soeur des Muses et dixi�me d'elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d'artillerie, avec tant d'autres non antiques inventions qui montrent v�ritablement que, par le long cours des si�cles, les esprits des hommes ne sont point si ab�tardis qu'on voudrait bien dire : je dis seulement qu'il n'est pas impossible que notre langue puisse recevoir quelquefois cet ornement et artifice, aussi curieux qu'il est aux Grecs et Romains. Quant au son, et je ne sais quelle naturelle douceur (comme ils disent) qui est en leurs langues, je ne vois point que nous l'ayons moindre, au jugement des plus d�licates oreilles. Il est bien vrai que nous usons du prescript de nature, qui pour parler nous a seulement donn� la langue. Nous ne vomissons pas nos paroles de l'estomac, comme les ivrognes ; nous ne les �tranglons de la gorge, comme les grenouilles ; nous ne les d�coupons pas dedans le palais, comme les oiseaux ; nous ne les sifflons pas des l�vres, comme les serpents. Si en telles mani�res de parler g�t la douceur des langues, je confesse que la n�tre est rude et malsonnante. Mais aussi nous avons cet avantage de ne tordre point la bouche en cent mille sortes, comme les singes, voire comme beaucoup mal se souvenant de Minerve, qui jouant quelquefois de la fl�te et voyant en un miroir la d�formit� de ses l�vres, la jeta bien loin, malheureuse rencontre au pr�somptueux Marsye, qui depuis en fut �corch�. Quoi donc, dira quelqu'un, veux-tu � l'exemple de ce Marsye, qui osa comparer sa fl�te rustique � la douce lyre d'Apollon, �galer ta langue � la grecque et latine ? Je confesse que les auteurs d'icelles nous ont surmont�s en savoir et faconde : lesquelles choses leur a �t� bien facile de vaincre ceux qui ne r�pugnaient point. Mais que par longue et diligente imitation de ceux qui ont occup� les premiers, ce que nature n'a pourtant d�ni� aux autres, nous ne puissions leur succ�der aussi bien en cela, que nous avons d�j� fait en la plus grande part de leurs arts m�caniques, et quelquefois en leur monarchie, je ne le dirai pas car telle injure ne s'�tendrait seulement contre les esprits des hommes, mais contre Dieu, qui a donn� pour loi inviolable � toute chose cr��e, de ne durer perp�tuellement, mais passer sans fin d'un �tat en l'autre : �tant la fin et corruption de l'un, le commencement et g�n�ration de l'autre. Quelque opini�tre r�pliquera encore : Ta langue tarde trop � recevoir cette perfection. Et je dis que ce retardement ne prouve point qu'elle ne puisse la recevoir : ainsi je dis qu'elle se pourra tenir certaine de la garder longuement, l'ayant acquise avec si longue peine, suivant la loi de nature qui a voulu que tout arbre qui na�t, fleurit et fructifie bient�t, bient�t aussi envieillisse et meure; et au contraire celui durer par longues ann�es qui a longuement travaill� � jeter ses racines. 

CHAPITRE X : que la langue fran�aise n'est incapable de la philosophie,
et pourquoi les anciens �taient plus savants que les hommes de notre �ge 

Tout ce que j'ai dit pour la d�fense et illustration de notre langue appartient principalement � ceux qui font profession de bien dire, comme les po�tes et les orateurs. Quant aux autres parties de litt�rature, et ce rond de sciences, que les Grecs ont nomm� encyclop�die, j'en ai touch� au commencement une partie de ce que m'en semble : c'est que l'industrie des fid�les traducteurs est en cet endroit fort utile et n�cessaire : et ne les doit retarder, s'ils rencontrent quelquefois des mots qui ne peuvent �tre re�us en la famille fran�aise, vu que les Latins ne se sont point efforc�s de traduire tous les vocables grecs, comme , et quasi tous les noms des sciences, les noms des figures, des herbes, des maladies, la sph�re et ses parties, et g�n�ralement la plus grande part des termes usit�s aux sciences naturelles et math�matiques. Ces mots-l� donc seront en notre langue comme �trangers en une cit� : auxquels toutefois les p�riphrases serviront de truchements. Encore serais-je bien d'opinion que le savant translateur f�t plut�t l'office de paraphraste que de traducteur, s'effor�ant donner � toutes les sciences qu'il voudra traiter l'ornement et lumi�re de sa langue, comme Cic�ron se vante d'avoir fait en la philosophie, et � l'exemple des Italiens qui l'ont quasi toute convertie en leur vulgaire, principalement la platonique. Et si on veut dire que la philosophie est un faix d'autres �paules que de celles de notre langue, j'ai dit au commencement de cette oeuvre, et le dis encore, que toutes langues sont d'une m�me valeur, et des mortels � une m�me fin d'un m�me jugement form�es. Par quoi ainsi comme sans muer de coutumes ou de nation, le Fran�ais et l'Allemand, non seulement le Grec ou Romain, se peut donner � philosopher : aussi je crois qu'� chacun sa langue puisse comp�temment communiquer toute doctrine. Donc si la philosophie sem�e par Aristote et Platon au fertile champ attique �tait replant�e en notre plaine fran�aise, ce ne serait la jeter entre les ronces et �pines, o� elle dev�nt st�rile : mais ce serait la faire de lointaine, prochaine, et d'�trang�re, citadine de notre r�publique. Et par aventure ainsi que les �piceries et autres richesses orientales, que l'Inde nous envoie, sont mieux connues et trait�es de nous, et en plus grand prix, qu'en l'endroit de ceux qui les s�ment ou recueillent : semblablement les sp�culations philosophiques deviendraient plus famili�res qu'elles ne sont ores, et plus facilement seraient entendues de nous, si quelque savant homme les avait transport�es de grec et latin en notre vulgaire, que de ceux qui les vont (s'il faut ainsi parler) cueillir aux lieux o� elles croissent. Et si on veut dire que diverses langues sont aptes � signifier diverses conceptions : aucunes les conceptions des doctes, autres celles des indoctes : et que la grecque principalement convient si bien avec les doctrines, que pour les exprimer il semble qu'elle ait �t� form�e de la m�me nature, non de l'humaine providence. Je dis qu'icelle nature, qui en tout �ge, en toute province, en toute habitude est toujours une m�me chose, ainsi comme volontiers elle exerce son art par tout le monde, non moins en la terre qu'au ciel, et pour �tre ententive � la production des cr�atures raisonnables, n'oublie pourtant les irraisonnables, mais avec un �gal artifice engendre celles-ci et celles-l� : aussi est-elle digne d'�tre connue et lou�e de toutes personnes, et en toutes langues. Les oiseaux, les poissons, et les b�tes terrestres de quelconque mani�re, ores avec un son, ores avec l'autre, sans distinction de paroles, signifient leurs affections : beaucoup plut�t nous hommes devrions faire le semblable, chacun avec sa langue, sans avoir recours aux autres. Les �critures et langages ont �t� trouv�s, non pour la conservation de nature, laquelle (comme divine qu'elle est) n'a m�tier de notre aide, mais seulement � notre bien et utilit� :afin que pr�sents, absents, vifs et morts, manifestant l'un � l'autre le secret de nos coeurs, plus facilement parvenions � notre propre f�licit�, qui g�t en l'intelligence des sciences, non point au son des paroles : et par cons�quent celles langues et celles �critures devraient plus �tre en usage lesquelles on apprendrait plus facilement. Las et combien serait meilleur qu'il y e�t au monde un seul langage naturel que d'employer tant d'ann�es pour apprendre des mots! et ce, jusques � l'�ge bien souvent que n'avons plus ni le moyen ni le loisir de vaquer � plus grandes choses. Et certes songeant beaucoup de fois, d'o� provient que les hommes de ce si�cle g�n�ralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j'oserai dire la principale : c'est l'�tude des langues grecque et latine. Car si le temps que nous consumons � apprendre lesdites langues �tait employ� � l'�tude des sciences, la nature certes n'est point devenue si br�haigne, qu'elle n'enfant�t de notre temps des Platons et des Aristotes. Mais nous, qui ordinairement affectons plus d'�tre vus savants que de l'�tre, ne consumons pas seulement notre jeunesse en ce vain exercice: mais, comme nous repentant d'avoir laiss� le berceau, et d'�tre devenus hommes, retournons encore en enfance, et par l'espace de vingt o� trente ans ne faisons autre chose qu'apprendre � parler, qui grec, qui latin, qui h�breu. Lesquels ans finis, et finie avec eux cette vigueur et promptitude qui naturellement r�gne en l'esprit des jeunes hommes, alors nous procurons �tre faits philosophes, quand pour les maladies, troubles d'affaires domestiques, et autres emp�chements qu'am�ne le temps, nous ne sommes plus aptes � la sp�culation des choses. Et bien souvent, �tonn�s de la difficult� et longueur d'apprendre des mots seulement, nous laissons tout par d�sespoir, et ha�ssons les lettres premier que les ayons go�t�es, ou commenc� � les aimer.

Faut-il donc laisser l'�tude des langues ? Non: d'autant que les arts et sciences sont pour le pr�sent entre les mains des Grecs et Latins. Mais il se devrait faire � l'avenir qu'on peut parler de toute chose, par tout le monde, et en toute langue. J'entends bien que les professeurs des langues ne seront pas de mon opinion, encore moins ces v�n�rables Druydes, qui pour l'ambitieux d�sir qu'ils ont d'�tre entre nous ce qu'�tait le philosophe Anacharsis entre les Scythes, ne craignent rien tant que le secret de leurs myst�res, qu'il faut apprendre d'eux, non autrement que jadis les jours des Chald�es, soit d�couvert au vulgaire, et qu'on ne cr�ve (comme dit Cic�ron) les yeux des corneilles. A ce propos, il me souvient avoir ou� dire maintes fois � quelques-uns de leur acad�mie, que le roi Fran�ois (je dis celui Fran�ois, � qui la France ne doit moins qu'� Auguste Rome) avait d�shonor� les sciences, et laiss� les doctes en m�pris. O temps! � moeurs! O crasse ignorance! n'entendre point que tout ainsi qu'un mal, quand il s'�tend plus loin, est d'autant plus pernicieux : aussi est un bien plus profitable, quand plus il est commun. Et s'ils veulent dire (comme aussi disent-ils) que d'autant est un tel bien moins excellent, et admirable entre les hommes : je r�pondrai qu'un si grand app�tit de gloire et une telle envie ne devrait r�gner aux colonnes de la r�publique chr�tienne ; mais bien en ce roi ambitieux, qui se plaignait � son ma�tre, pour ce qu'il avait divulgu� les sciences achromatiques, c'est-�-dire, qui ne se peuvent apprendre que par l'audition du pr�cepteur. Mais quoi ! ces g�ants ennemis du ciel veulent-ils limiter la puissance des dieux, et ce qu'ils ont par un singulier b�n�fice donn� aux hommes, restreindre et enserrer en la main de ceux qui n'en sauraient faire bonne garde ? Il me souvient de ces relique, qu'on voit seulement par une petite vitre, et qu'il n'est permis de toucher avec la main. Ainsi veulent-ils faire de toutes les disciplines, qu'ils tiennent enferm�es dedans les livres grecs et latins, ne permettant qu'on les puisse voir autrement : ou les transporter de ces paroles mortes en celles qui sont vives, et volent ordinairement par les bouches des hommes. J'ai (ce me semble) d� assez contenter ceux qui disent que notre vulgaire est trop vil et barbare pour traiter si hautes mati�res que la philosophie. Et s'ils n'en sont encore bien satisfaits, je leur demanderai : pourquoi donc ont voyag� les anciens Grecs par tant de pays et dangers, les uns aux Indes, pour voir les Gymnosophistes, les autres en �gypte, pour emprunter de ces vieux pr�tres et proph�tes ces grandes richesses, dont la Gr�ce est maintenant si superbe ? et toutefois ces nations, o� la philosophie a si volontiers habit�, produisaient (ce crois-je) des personnes aussi barbares et inhumaines que nous sommes, et des paroles aussi �tranges que les n�tres. Bien peu me soucierai-je de l'�l�gance d'oraison qui est en Platon et en Aristote, si leurs livres sans raison �taient �crits. La philosophie vraiment les a adopt�s pour ses fils, non pour �tre n�s en Gr�ce, mais pour avoir d'un haut sens bien parl�, et bien �crit d'elle. La v�rit� si bien par eux cherch�e, la disposition et l'ordre des choses, la sentencieuse bri�vet� de l'un, et la divine copie de l'autre est propre � eux, et non � autres : mais la nature, dont ils ont si bien parl�, est m�re de tous les autres, et ne d�daigne point de se faire conna�tre � ceux qui procurent avec toute industrie entendre ses secrets, non pour devenir Grecs, mais pour �tre faits philosophes. Vrai est que pour avoir les arts et sciences toujours �t� en la puissance des Grecs et Romains, plus studieux de ce qui peut rendre les hommes immortels que les autres, nous croyons que par eux seulement elles puissent et doivent �tre trait�es. Mais le temps viendra par aventure (et je supplie au Dieu tr�s bon et tr�s grand que ce soit de notre �ge) que quelque bonne personne, non moins hardie qu'ing�nieuse et savante, non ambitieuse, non craignant l'envie ou haine d'aucun, nous �tera cette fausse persuasion, donnant � notre langue la fleur et le fruit des bonnes lettres : autrement si l'affection que nous portons aux langues �trang�res (quelque excellence qui soit en elles) emp�chait cette n�tre si grande f�licit�, elles seraient dignes v�ritablement non d'envi�, mais de haine ; non de fatigue, mais de f�cherie : elles seraient dignes finalement d'�tre non apprises, mais reprises de ceux qui ont plus de besoin du vif intellect de l'esprit que du son des paroles mortes. Voil� quant aux disciplines. Je reviens aux po�tes et orateurs, principal objet de la mati�re que je traite, qui est l'ornement et illustration de notre langue. 

CHAPITRE XI : qu'il est impossible d'�galer les anciens en leurs langues 

Toutes personnes de bon esprit entendront assez, que cela, que j'ai dit pour la d�fense de notre langue, n'est pour d�courager aucun de la grecque et latine ; car tant s'en faut que je sois de cette opinion, que je confesse et soutiens celui de ne pouvoir faire oeuvre excellent en son vulgaire, qui soit ignorant de ces deux langues, ou qui n'entende la latine pour le moins. Mais je serai bien d'avis qu'apr�s les avoir apprises, on ne d�pris�t la sienne : et que celui qui, par une inclination naturelle (ce qu'on peut juger par les oeuvres latines et toscanes de P�trarque et Boccace, voire d'aucuns savants hommes de notre temps) se sentirait plus propre � �crire en sa langue qu'en grec ou en latin, s'�tudi�t plut�t � se rendre immortel entre les siens, �crivant bien en son vulgaire, que mal �crivant en ces deux autres langues, �tre vil aux doctes pareillement et aux indoctes. Mais, s'il s'en trouvait encore quelques-uns de ceux qui de simples paroles font tout leur art et science, en sorte que nommer la langue grecque et latine leur semble parler d'une langue divine, et parler de la vulgaire, nommer une langue inhumaine, incapable de toute �rudition : s'il s'en trouvait de tels, dis-je, qui voulussent faire des braves, et d�priser toutes choses �crites en fran�ais, je leur demanderais volontiers en cette sorte : que pensent donc faire ces reblanchisseurs de murailles, qui jour et nuit se rompent la t�te � imiter, que dis-je imiter ? mais transcrire un Virgile et un Cic�ron ? b�tissant leurs po�mes des h�mistiches de l'un, et jurant en leur prose aux mots et sentences de l'autre, songeant (comme a dit quelqu'un) des P�res conscrits, des consuls, des tribuns, des comices, et toute l'antique Rome, non autrement qu'Hom�re, qui en sa Batracomyomachie adapte aux rats et grenouilles les magnifiques titres des dieux et d�esses. Ceux-l� certes m�ritent bien la punition de celui qui, ravi au tribunal du grand juge, r�pondit qu'il �tait cic�ronien. Pensent-ils donc, je ne dis �galer, mais approcher seulement de ces auteurs, en leurs langues, recueillant de cet orateur et de ce po�te ores un nom, ores un verbe, ores un vers et ores une sentence ? comme si en la fa�on qu'on reb�tit un vieil �difice ils s'attendaient rendre par ces pierres ramass�es � la ruin�e fabrique de ces langues sa premi�re grandeur et excellence. Mais vous ne serez d�j� si bons ma�ons (vous qui �tes si grands z�lateurs des langues grecque et latine) que leur puissiez rendre cette forme que leur donn�rent premi�rement ces bons et excellents architectes, et si vous esp�rez (comme fit Esculape des membres d'Hippolyte) que par ces fragments recueillis elles puissent �tre ressuscit�es, vous vous abusez : ne pensant point qu'� la chute de si superbes �difices, conjointe � la ruine fatale de ces deux puissantes monarchies, une partie devint poudre et l'autre doit �tre en beaucoup de pi�ces, lesquelles vouloir r�duire en un serait chose impossible : outre que beaucoup d'autres parties sont demeur�es aux fondements des vieilles murailles, ou, �gar�es par le long cours des si�cles, ne se peuvent trouver d'aucun. Par quoi venant � r��difier cette fabrique, vous serez bien loin de lui restituer sa premi�re grandeur, quand o� soulait �tre la salle, vous ferez par aventure les chambres, les �tables ou la cuisine, confondant les portes et les fen�tres, bref, changeant toute la forme de l'�difice. Finalement j'estimerai l'art pouvoir exprimer la vive �nergie de la nature, si vous pouviez rendre cette fabrique renouvel�e semblable � l'antique, �tant manque l'id�e, de laquelle faudrait tirer l'exemple pour la r��difier. Et ce (afin d'exposer plus clairement ce que j'ai dit) d'autant que les anciens usaient des langues qu'ils avaient suc�es avec le lait de la nourrice, et aussi bien parlaient les indoctes, comme les doctes, sinon que ceux-ci apprenaient les disciplines et l'art de bien dire, se rendant par ce moyen plus �loquents que les autres. Voil� pourquoi leurs bienheureux si�cles �taient si fertiles de bons po�tes et orateurs. Voil� pourquoi les femmes m�mes aspiraient � cette gloire d'�loquence et �rudition, comme Sapho, Corynne, Corn�lie, et un millier d'autres, dont les noms sont conjoints avec la m�moire des Grecs et Romains. Ne pensez donc, imitateurs, troupeau servile, parvenir au point de leur excellence, vu qu'� grand'peine avez-vous appris leurs mots, et voil� le meilleur de votre �ge pass�. Vous d�prisez notre vulgaire, par aventure non pour autre raison, sinon que d�s enfance et sans �tude nous l'apprenons, les autres avec grand'peine et industrie. Que s'il �tait, comme la grecque et latine, p�ri et mis en reliquaire de livres, je ne doute point qu'il ne f�t (ou peu s'en faudrait) aussi difficile � apprendre comme elles sont. J'ai bien voulu dire ce mot, pour ce que la curiosit� humaine admire trop plus les choses rares, et difficiles � trouver, bien qu'elles ne soient si commodes pour l'usage de la vie, comme les odeurs et les gemmes, que les communes et n�cessaires, comme le pain et le vin. Je ne vois pourtant qu'on doive estimer une langue plus excellente que l'autre, seulement pour �tre plus difficile, si on ne voulait dire que Lycophron fut plus excellent qu'Hom�re, pour �tre plus obscur, et Lucr�ce que Virgile, pour cette m�me raison. 

CHAPITRE XII : d�fense de l'auteur 

Ceux qui penseront que je suis trop grand admirateur de ma langue, aillent voir le premier livre , fait par ce p�re de l'�loquence latine Cic�ron, qui au commencement dudit livre, entre autres choses, r�pond � ceux qui d�prisaient les choses �crites en latin, et les aimaient mieux lire en grec. La conclusion du propos est, qu'il estime la langue latine, non seulement n'�tre pauvre, comme les Romains estimaient lors, mais encore �tre plus riche que la grecque. Quel ornement, dit-il, d'oraison copieuse, ou �l�gante, a d�failli, je dirai � nous, ou aux bons orateurs, ou aux po�tes, depuis qu'ils ont eu quelqu'un qu'ils pussent imiter ? Je ne veux pas donner si haut los � notre langue, parce qu'elle n'a point encore ses Cic�rons et Virgiles ; mais j'ose bien assurer que si les savants hommes de notre nation la daignaient autant estimer que les Romains faisaient la leur, elle pourrait quelquefois, et bient�t, se mettre au rang des plus fameuses. Il est temps de clore ce pas, afin de toucher particuli�rement les principaux points de l'amplification et ornement de notre langue. En quoi, lecteur, ne t'�bahis, si je ne parle de l'orateur comme du po�te. Car outre que les vertus de l'un sont pour la plus grande part communes � l'autre, je n'ignore point qu'�tienne Dolet, homme de bon jugement en notre vulgaire, a form� l'Orateur fran�ais, que quelqu'un (peut-�tre) ami de la m�moire de l'auteur et de la France, mettra de bref et fid�lement en lumi�re.


LIVRE DEUXI�ME

CHAPITRE Premier : De l'intention de l'auteur  

Pour ce que le po�te et l'orateur sont comme les deux piliers qui soutiennent l'�difice de chaque langue, laissant celui que j'entends avoir �t� b�ti par les autres, j'ai bien voulu pour le devoir en quoi je suis oblig� � la patrie, tellement quellement �baucher celui qui restait: esp�rant que par moi, ou par une plus docte main, il pourra recevoir sa perfection. Or, ne veux-je
ne puisse ni des des yeux, ni des oreilles, ni d'aucun sens apercevoir, mais comprendre seulement de la cogitation et de la pens�e: comme ces Id�es que Platon constituait en toutes choses, auxquelles, ainsi qu'� une certaine esp�ce imaginative, se r�f�re tout ce qu'on peut voir. Cela certainement est de trop plus grand savoir et loisir que le mien: et penserai avoir beaucoup m�rit� des miens, si je leur montre seulement avec le doigt le chemin qu'ils doivent suivre pour atteindre � l'excellence des Anciens, ou quelque autre (peut-�tre) incit� pour notre petit labeur les conduira avec la main. Mettons donc pour le commencement, ce que nous avons (ce me semble) assez prouv� au premier livre. C'est que sans l'imitation des Grecs et des Romains, nous ne pouvons donner � notre langue l'excellence et lumi�re des autres plus fameuses. Je sais que beaucoup me reprendront, qui ai os� le premier des Fran�ais introduire
quasi comme une nouvelle po�sie, ou ne se tiendront pleinement satisfaits, tant pour la bri�vet� dont j'ai voulu user, que pour la diversit� des esprits, dont les uns trouvent bon ce que les
autres trouvent mauvais. Marot me pla�t, dit quelqu'un, pource qu'il est facile, et ne s'�loigne point de la commune mani�re de parler; H�ro�t, dit quelque autre, pource que tous ses vers
sont doctes, graves et �labor�s; les autres d'un autre se d�lectent. Quant � moi, telle superstition ne m'a point retir� de mon entreprise, pource que j'ai toujours estim� notre po�sie fran�aise �tre capable de quelque plus haut et meilleur style que celui dont nous nous sommes si longuement content�s. Disons donc bri�vement ce que nous semble de nos po�tes fran�ais. 

CHAPITRE II : Des po�tes fran�ais 

De tous les anciens po�tes fran�ais, quasi un seul, Guillaume du Lauris et Jean de Meung sont dignes d'�tre lus, non tant pour ce qu'il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, comme pour y voir quasi comme une premi�re image de la langue fran�aise, v�n�rable pour son antiquit�.

Je ne doute point que tous les p�res crieraient la honte �tre perdue, si j'osais reprendre ou amender quelque chose en ceux que jeunes ils ont appris, ce que je ne veux faire aussi : mais bien soutiens-je, que celui est trop grand admirateur de l'anciennet� qui veut d�frauder les jeunes de leur gloire m�rit�e, n'estimant rien, comme dit Horace, sinon ce que la mort a sacr� ; comme si le temps, ainsi que les vins, rendait les po�sies meilleures. Les plus r�cents, m�me ceux qui ont �t� nomm�s par Cl�ment Marot en un certain �pigramme � Salel, sont assez connus par leurs oeuvres ; j'y renvoie les lecteurs pour en faire jugement. Bien, dirai-je, que Jean le Maire de Belges me semble avoir premier illustr� et les Gaules et la langue fran�aise, lui donnant beaucoup de mots et mani�res de parler po�tiques, qui ont bien servi m�me aux plus excellents de notre temps. Quant aux modernes, ils seront quelquefois assez nomm�s, et si j'en voulais parler, ce serait seulement pour faire changer d'opinion � quelques-uns, ou trop iniques ou trop s�v�res estimateurs des choses, qui tous les jours trouvent � reprendre en trois ou quatre des meilleurs, disant, qu'en l'un d�faut ce qui est le commencement de bien �crire, c'est le savoir, et aurait augment� sa gloire de la moiti�, si de la moiti� il e�t diminu� son livre. L'autre, outre sa rime, qui n'est partout bien riche, est tant d�nu� de tous ces d�lices et ornements po�tiques, qu'il m�rite plus le nom de philosophe que de po�te. Un autre, pour n'avoir encore rien mis en lumi�re sous son nom, ne m�rite qu'on lui donne le premier lieu : et semble (disent aucuns) que par les �crits de ceux de son temps, il veuille �terniser son nom, non autrement que Demade est ennobli par la contention de D�mosth�ne, et Hortense, de Cic�ron : que si on en voulait faire jugement au seul rapport de la renomm�e, on rendrait les vices d'icelui �gaux, voire plus grands que ses vertus, d'autant que tous les jours se � lisent nouveaux �crits sous son nom, � mon avis aussi �loign�s d'aucunes choses qu'on m'a quelquefois assur� �tre de lui, comme en eux n'y a ni gr�ce, ni �rudition. Quelque autre, voulant trop s'�loigner du vulgaire, est tomb� en obscurit� aussi difficile � �claircir en ses �crits aux plus savants, comme aux plus ignares. Voil� une partie de ce que j'ai ou� dire en beaucoup de lieux des meilleurs de notre langue. Que pl�t � Dieu le naturel d'un chacun �tre aussi candide � louer les vertus, comme diligent � observer les vices d'autrui. La tourbe de ceux (hormis cinq ou six) qui suivent les principaux, comme porte-enseigne, est si mal instruite de toutes choses que par leur moyen notre vulgaire n'a garde d'�tendre gu�re loin les bornes de son empire. Et si j'�tais du nombre de ces anciens critiques juges des po�mes, comme un Aristarque et Aristophane, ou (s'il faut ainsi parler) un sergent de bande en notre langue fran�aise, j'en mettrais beaucoup hors de la bataille, si mal arm�s, que se fiant en eux, nous serions trop �loign�s de la victoire o� nous devons aspirer. Je ne doute point que beaucoup, principalement de ceux qui sont accommod�s � l'opinion vulgaire, et dont les tendres oreilles ne peuvent rien souffrir au d�savantage de ceux qu'ils ont d�j� re�us comme oracles, trouveront mauvais de ce que j'ose si librement parler, et quasi comme juge souverain prononcer de nos po�tes fran�ais : mais si j'ai dit bien ou mal, je m'en rapporte � ceux qui sont plus amis de la v�rit� que de Platon ou Socrate, et ne sont imitateurs des Pythagoriques, qui pour toutes raisons n'all�guaient sinon : celui-l� l'a dit. Quant � moi, si j'�tais enquis de ce qu'il me semble de nos meilleurs po�tes fran�ais, je dirais � l'exemple des Sto�ques qui, interrog�s si Z�non, si Cl�ante, si Chrysippe sont sages, r�pondent ceux-l� certainement avoir �t� grands et v�n�rables, n'avoir eu toutefois ce qui est le plus excellent en la nature de l'homme : je r�pondrais (dis-je) qu'ils ont bien �crit, qu'ils ont illustr� notre langue, que la France leur est oblig�e : mais aussi dirais-je bien, qu'on pourrait trouver en notre langue (si quelque savant homme y voulait mettre la main) une forme de po�sie beaucoup plus exquise, laquelle il faudrait chercher en ces vieux Grecs et Latins, non point �s auteurs fran�ais, parce qu'en ceux-ci on ne saurait prendre que bien peu, comme la peau et la couleur : en ceux-l� on peut prendre la chair, les os, les nerfs et le sang. Et si quelqu'un malais� � contenter ne voulait point prendre ces raisons en payement, je dirai (afin de n'�tre vu examiner les choses si rigoureusement sans cause) que aux autres arts et sciences la m�diocrit� peut m�riter quelque louange : mais aux po�tes ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n'ont point conc�d� �tre m�diocres, suivant l'opinion d'Horace, que je ne puis assez souvent nommer, parce qu'�s choses que je traite, il me semble avoir le cerveau bien purg�, et le nez meilleur que les autres. Au fort, comme D�mosth�ne r�pondit quelquefois � AEschine, qui l'avait repris de ce qu'il usait de mots �pres et rudes, de telles choses ne d�pendre les fortunes de Gr�ce : aussi dirai-je, si quelqu'un se f�che de quoi je parle si librement, que de l� ne d�pendent les victoires du roi Henry, � qui Dieu veuille donner la f�licit� d'Auguste et la bont� de Trajan. J'ai bien voulu (lecteur studieux de la langue fran�aise) demeurer longuement en cette partie, qui te semblera (peut-�tre) contraire � ce que j'ai promis : vu que je ne prise assez hautement ceux qui tiennent le premier lieu en notre vulgaire, qui avais entrepris de le louer et d�fendre : toutefois je crois que tu ne le trouveras point �trange, si tu consid�res que je ne le puis mieux d�fendre, qu'attribuant la pauvret� d'icelui, non � son propre et naturel, mais � la n�gligence de ceux qui en ont pris le gouvernement : et ne te puis mieux persuader d'y �crire, qu'en te montrant le moyen de l'enrichir et illustrer, qui est l'imitation des Grecs et Romains. 

CHAPITRE III : Que le naturel n'est suffisant � celui qui en po�sie veut faire oeuvre digne de l'immortalit� 

Mais pour ce qu'en toutes langues y en a de bons et de mauvais, je ne veux pas, lecteur, que sans �lection et jugement tu te prennes au premier venu. Il vaudrait beaucoup mieux �crire sans imitation, que ressembler � un mauvais auteur : vu m�me que c'est chose accord�e entre les plus savants, le naturel faire plus sans la doctrine, que la doctrine sans le naturel : toutefois d'autant que l'amplification de notre langue (qui est ce que je traite) ne se peut faire sans doctrine et sans �rudition, je veux bien avertir ceux qui aspirent � cette gloire d'imiter les bons auteurs grecs et romains, voire bien italiens, espagnols et autres : ou du tout n'�crire point, sinon � soi comme on dit, et � ses Muses. Qu'on ne m'all�gue point ici quelques-uns des n�tres, qui sans doctrine, � tout le moins non autre que m�diocre, ont acquis grand bruit en notre vulgaire. Ceux qui admirent volontiers les petites choses, et d�prisent ce qui exc�de leur jugement, en feront tels cas qu'ils voudront : mais je sais bien que les savants ne les mettront en autre rang que de ceux qui parlent bien fran�ais, et qui ont (comme disait Cic�ron des anciens auteurs romains) bon esprit, mais bien peu d'artifice. Qu'on ne m'all�gue point aussi que les po�tes naissent, car cela s'entend de cette ardeur et all�gresse d'esprit qui naturellement excite les po�tes, et sans laquelle toute doctrine leur serait manque et inutile. Certainement ce serait chose trop facile, et pourtant contemptible, se faire �ternel par renomm�e, si la f�licit� de nature donn�e m�me aux plus indoctes �tait suffisante pour faire chose digne de l'immortalit�. Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui d�sire vivre en la m�moire de la post�rit�, doit, comme mort en soi-m�me, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos po�tes courtisans boivent, mangent et dorment � leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les �crits des hommes volent au ciel. Mais afin que je retourne au commencement de ce propos, regarde notre imitateur premi�rement ceux qu'il voudra imiter, et ce qu'en eux il pourra, et qui se doit imiter, pour ne faire comme ceux, qui voulant appara�tre semblables � quelque grand seigneur, imiteront plut�t un petit geste et fa�on de faire vicieuse de lui, que ses vertus et bonnes gr�ces. Avant toutes choses, faut qu'il y ait ce jugement de conna�tre ses forces, et tenter combien ses �paules peuvent porter : qu'il sonde diligemment son naturel, et se compose � l'imitation de celui dont il se sentira approcher de plus pr�s, autrement son imitation ressemblerait � celle du singe. 

CHAPITRE IV : Quels genres de po�mes doit �lire le po�te fran�ais 

Je Lis donc, et relis premi�rement, � po�te futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles po�sies fran�aises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles �piceries, qui corrompent le go�t de notre langue et ne servent sinon � porter t�moignage de notre ignorance. Jette-toi � ces plaisants �pigrammes, non point comme font aujourd'hui un tas de faiseurs de contes nouveaux, qui en un dizain sont contents n'avoir rien dit qui vaille aux neuf premiers vers, pourvu qu'au dixi�me il y ait le petit mot pour rire : mais � l'imitation d'un Martial, ou de quelque autre bien approuv�, si la lascivit� ne te pla�t, m�le le profitable avec le doux. Distille, avec un style coulant et non scabreux, ces pitoyables �l�gies, � l'exemple d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce, y entrem�lant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de po�sie. Chante-moi ces odes, inconnues encore de la Muse fran�aise, d'un luth bien accord� au son de la lyre grecque et romaine, et qu'il n'y ait vers o� n'apparaisse quelque vestige de rare et antique �rudition. Et quant � ce, te fourniront de mati�re les louanges des dieux et des hommes vertueux, le discours fatal des choses mondaines, la sollicitude des jeunes hommes, comme l'amour, les vins libres, et toute bonne ch�re. Sur toutes choses, prends garde que ce genre de po�me soit �loign� du vulgaire, enrichi et illustr� de mots propres et �pith�tes non oiseuses, orn� de graves sentences, et vari� de toutes mani�res de couleurs et ornements po�tiques : non comme un , et autres tels ouvrages, mieux dignes d'�tre nomm�s chansons vulgaires, qu'odes ou vers lyriques. Quant aux �p�tres, ce n'est un po�me qui puisse enrichir grandement notre vulgaire, pour ce qu'elles sont volontiers de choses famili�res et domestiques, si tu ne les voulais faire � l'imitation d'�l�gies, comme Ovide, ou sentencieuses et graves, comme Horace. Autant te dis-je des satires, que les Fran�ais, je ne sais comment, ont appel�es coq-�-l'�ne, en lesquels je te conseille aussi peu t'exercer comme je te veux �tre ali�n� de mal dire : si tu ne voulais, � l'exemple des anciens, en vers h�ro�ques (c'est�-dire de dix � douze, et non seulement de huit � neuf) sous le nom de satire, et non de cette inepte appellation de coq-�-l'�ne, taxer modestement les vices de ton temps, et pardonner au nom des personnes vicieuses. Tu as pour ceci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les satiriques. Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne, conforme de nom � l'ode, et diff�rente d'elle seulement, pour ce que le sonnet a certains vers r�gl�s et limit�s et l'ode peut courir par toutes mani�res de vers librement, voire en inventer � plaisir � l'exemple d'Horace, qui a chant� en dix-neuf sortes de vers, comme disent les grammairiens. Pour le sonnet donc tu as P�trarque et quelques modernes italiens. Chante-moi d'une musette bien r�sonnante et d'une fl�te bien jointe ces plaisantes �glogues rustiques, � l'exemple de Th�ocrite et de Virgile ; marines, � l'exemple de Sennazar, gentilhomme n�apolitain. Que pl�t aux Muses, qu'en toutes les esp�ces de po�sies que j'ai nomm�es nous eussions beaucoup de telles imitations, qu'est cette �glogue sur la naissance du fils de monseigneur le Dauphin, � mon gr� un des meilleurs petits ouvrages que fit onc Marot. Adopte-moi aussi en la famille fran�aise, ces coulants et mignards hend�casyllabes � l'exemple d'un Catulle, d'un Pontan et d'un Second, ce que tu pourras faire, sinon en quantit�, pour le moins en nombre de syllabes. Quant aux com�dies et trag�dies, si les rois et les r�publiques les voulaient restituer en leur ancienne dignit�, qu'ont usurp�e les farces et moralit�s, je serais bien d'opinion que tu t'y employasses, et si tu le veux faire pour l'ornement de ta langue, tu sais o� tu en dois trouver les arch�types. 

CHAPITRE V : Du long po�me fran�ais 

Donc, � toi qui, dou� d'une excellente f�licit� de nature, instruit de tous bons arts et sciences, principalement naturelles et math�matiques, vers� en tous genres de bons auteurs grecs et latins, non ignorant des parties et offices de la vie humaine, non de trop haute condition, ou appel� au r�gime public, non aussi abject et pauvre, non troubl� d'affaires domestiques, mais en repos et tranquillit� d'esprit, acquise premi�rement par la magnanimit� de ton courage, puis entretenue par ta prudence et sage gouvernement : � toi, dis-je, orn� de tant de gr�ces et perfections, si tu as quelquefois piti� de ton pauvre langage, si tu daignes l'enrichir de tes tr�sors, ce sera toi v�ritablement qui lui feras hausser la t�te, et d'un brave sourcil s'�galer aux superbes langues grecque et latine, comme a fait de notre temps en son vulgaire un Arioste italien, que j'oserais (n'�tait la saintet� des vieux po�mes) comparer � un Hom�re et Virgile. Comme lui donc, qui a bien voulu emprunter de notre langue les noms et l'histoire de son po�me, choisis-moi quelqu'un de ces beaux vieux romans fran�ais comme un Lancelot, un Tristan, ou autres : et en fais rena�tre au monde une admirable Iliade et laborieuse �n�ide. Je veux bien en passant dire un mot � ceux qui ne s'emploient qu'� orner et amplifier nos romans, et en font des livres certainement en beau et fluide langage, mais beaucoup plus propre � bien entretenir damoiselles, qu'� doctement �crire : je voudrais bien (dis-je) les avertir d'employer cette grande �loquence � recueillir ces fragments de vieilles chroniques fran�aises, et comme a fait Tite-Live des annales et autres anciennes chroniques romaines, en b�tir le corps entier d'une belle histoire, y entrem�lant � propos ces belles concions et harangues, � l'imitation de celui que je viens de nommer, de Thucydide, Salluste, ou quelque autre bien approuv�, selon le genre d'�crire o� ils se sentiraient propres. Telle oeuvre certainement serait � leur immortelle gloire, honneur de la France et grande illustration de notre langue. Pour reprendre le propos que j'avais laiss� : quelqu'un (peut-�tre) trouvera �trange que je requiers une si exacte perfection en celui qui voudra faire un long po�me, vu aussi qu'� peine se trouveraient, encore qu'ils fussent instruits de toutes ces choses, qui voulussent entreprendre une oeuvre de si laborieuse longueur, et quasi de la vie d'un homme. Il semblera � quelque autre, que voulant bailler les moyens d'enrichir notre langue, je fasse le contraire, d'autant que je retarde plut�t, et refroidis l'�tude de ceux qui �taient bien affectionn�s � leur vulgaire, que je ne les incite, parce que, d�bilit�s par d�sespoir, ne voudront point essayer ce � quoi ne s'entendront de pouvoir parvenir. Mais c'est chose convenable que toutes choses soient exp�riment�es de tous ceux qui d�sirent atteindre � quelque haut point d'excellence et gloire non vulgaire. Que si quelqu'un n'a du tout cette grande vigueur d'esprit, cette parfaite intelligence des disciplines, et toutes ces autres commodit�s que j'ai nomm�es, tienne pourtant le cours tel qu'il pourra. Car c'est chose honn�te � celui qui aspire au premier rang demeurer au second, voire au troisi�me. Non Hom�re seul entre les Grecs, non Virgile entre les Latins, ont acquis los et r�putation. Mais telle a �t� la louange de beaucoup d'autres, chacun en son genre, que pour admirer les choses hautes, on ne laissait pourtant de louer les inf�rieures. Certainement si nous avions des M�c�nes et des Augustes, les cieux et la nature ne sont point si ennemis de notre si�cle, que n'eussions encore des Virgiles. L'honneur nourrit les arts, nous sommes tous par la gloire enflamm�s � l'�tude des sciences, et ne s'�l�vent jamais les choses qu'on voit �tre d�pris�es de tous. Les rois et les princes devraient (ce me semble) avoir m�moire de ce grand empereur, qui voulait plut�t la v�n�rable puissance des lois �tre rompue, que les oeuvres de Virgile, condamn�es au feu par le testament de l'auteur, fussent br�l�es. Que dirai-je de cet autre grand monarque, qui d�sirait plus le rena�tre d'Hom�re que le gain d'une grosse bataille ? et quelquefois �tant pr�s du tombeau d'Achille, s'�cria hautement : O bienheureux adolescent, qui as trouv� un tel buccinateur de tes louanges ! et� la v�rit�, sans la divine muse d'Hom�re, le m�me tombeau qui couvrait le corps d'Achille e�t aussi accabl� son renom. Ce qui advient � tous ceux qui mettent l'assurance de leur immortalit� au marbre, au cuivre, aux colosses, aux pyramides, aux laborieux �difices, et aux autres choses non moins subjectes aux injures du ciel et du temps, de la flamme et du fer, que de frais excessifs et perp�tuelle sollicitude. Les all�chements de V�nus, la gueule et les ocieuses plumes ont chass� d'entre les hommes tout d�sir de l'immortalit� : mais encore est-ce chose plus indigne que ceux, qui d'ignorance et toutes esp�ces de vices font leur plus grande gloire, se moquent de ceux qui en ce tant louable labeur po�tique, employent les heures que les autres consument aux jeux, aux bains, aux banquets, et autres tels menus plaisirs. Or n�anmoins quelque inf�licit� de si�cle, o� nous soyons, toi, � qui les dieux et les Muses auront �t� si favorables, comme j'ai dit, bien que tu sois d�pourvu de la faveur des hommes, ne laisse pourtant � entreprendre une oeuvre digne de toi, mais non d� � ceux, qui tout ainsi qu'ils ne font choses louables, aussi ne font-ils cas d'�tre lou�s: esp�re le fruit de ton labeur de l'incorruptible et non envieuse post�rit� : c'est la gloire, seule �chelle par les degr�s de laquelle les mortels d'un pied l�ger montent au ciel et se font compagnons des dieux. 

CHAPITRE VI : D'inventer des mots, et de quelques autres choses que doit observer le po�te fran�ais 

Mais de peur que le vent d'affection ne pousse mon navire si avant en cette mer que je sois en danger de naufrage, reprenant la route que j'avais laiss�e, je veux bien avertir celui qui entreprendra un grand oeuvre, qu'il ne craigne point d'inventer, adopter et composer � l'imitation des Grecs, quelques mots fran�ais, comme Cic�ron se vante d'avoir fait en sa langue. Mais si les Grecs et Latins eussent �t� superstitieux en cet endroit, qu'auraient-ils ores de quoi magnifier si hautement cette copie, qui est en leurs langues ? et si Horace permet qu'on puisse en un long po�me dormir quelquefois, est-il d�fendu en ce m�me endroit user de quelques mots nouveaux, m�me quand la n�cessit� nous y contraint ? Nul, s'il n'est vraiment du tout ignare, voire priv� du sens commun, ne doute point que les choses n'aient premi�rement �t�, puis, apr�s, les mots avoir �t� invent�s pour les signifier : et par cons�quent aux nouvelles choses �tre n�cessaire imposer nouveaux mots, principalement �s arts, dont l'usage n'est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent � notre po�te, auquel sera n�cessaire emprunter beaucoup de choses non encore trait�es en notre langue. Les ouvriers (afin que je ne parle des sciences lib�rales) jusques aux laboureurs m�mes, et toutes sortes de gens m�caniques, ne pourraient conserver leurs m�tiers, s'ils n'usaient de mots � eux usit�s et � nous inconnus. Je suis bien d'opinion que les procureurs et avocats usent de termes propres � leur profession, sans rien innover : mais vouloir �ter la libert� � un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d'usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donn�e. Lesquels, combien qu'ils fussent, sans comparaison, plus que nous copieux et riches, n�anmoins ont conc�d� aux doctes hommes user souvent de mots non accoutum�s �s choses non accoutum�es. Ne crains donc, po�te futur, d'innover quelque terme en un long po�me, principalement, avec modestie toutefois, analogie et jugement de l'oreille, et ne te soucie qui le trouve bon ou mauvais : esp�rant que la post�rit� l'approuvera, comme celle qui donne foi aux choses douteuses, lumi�re aux obscures, nouveaut� aux antiques, usage aux non accoutum�es, et douceur aux �pres et rudes. Entre autres choses se garde bien notre po�te d'user de noms propres latins ou grecs, chose vraiment aussi absurde, que si tu appliquais une pi�ce de velours vert � une robe de velours rouge. Mais serait-ce pas une chose bien plaisante, user en un ouvrage latin d'un nom propre d'homme, ou d'autre chose en fran�ais ? comme Jan Currit, Loyre fluit, et autres semblables. Accommode donc tels noms propres de quelque langue que ce soit � l'usage de ton vulgaire : suivant les Latins, qui pour HraklhV ont dit Hercules, pour qhseuV Theseus : et dis Hercule, Th�s�e, Achille, Ulysse, Virgile, Cic�ron, Horace. Tu dois pourtant user en cela de jugement et discr�tion : car il y a beaucoup de tels noms qui ne se peuvent approprier en fran�ais, les uns monosyllabes, comme Mars : les autres dissyllabes, comme V�nus : aucuns de plusieurs syllabes, comme Jupiter, si tu ne voulais dire jove : et autres infinis, dont je ne te saurais bailler certaine r�gle. Par quoi je renvoie tout au jugement de ton oreille. Quant au reste, use de mots purement fran�ais, non toutefois trop communs, non point aussi trop inusit�s, si tu ne voulais quelquefois usurper, et quasi comme ench�sser ainsi qu'une pierre pr�cieuse et rare, quelques mots antiques en ton po�me, � l'exemple de Virgile, qui a us� de ce mot olli pour illi, aulai pour aulae, et autres. Pour ce faire, te faudrait voir tous ces vieux romans et po�tes fran�ais, o� tu trouveras un ajourner pour faire jour, que les praticiens se sont fait propre ; anuyter pour faire nuit ; assener pour frapper o� on visait, et proprement d'un coup de main ; isnel pour l�ger, et mille autres bons mots, que nous avons perdus par notre n�gligence. Ne doute point que le mod�r� usage de tels vocables ne donne grande majest� tant au vers, comme � la prose : ainsi que font les reliques des saints aux croix, et autres sacr�s joyaux d�di�s au temple. 

CHAPITRE VII 
De la rime et des vers sans rime 

Quant � la rime, je suis bien d'opinion qu'elle soit riche, pour ce qu'elle nous est ce qu'est la quantit� aux Grecs et Latins. Et bien que n'ayons cet usage de pieds comme eux, si est-ce que nous avons un certain nombre de syllabes en chacun genre de po�me, par lesquelles, comme par cha�nons, le vers fran�ais li� et encha�n� est contraint de se rendre en cette �troite prison de rime, sous la garde, le plus souvent, d'une coupe f�minine, f�cheux et rude ge�lier et inconnu des autres vulgaires. Quand je dis que la rime doit �tre riche, je n'entends qu'elle soit contrainte et semblable � celle d'aucuns, qui pensent avoir fait un grand chef-d'oeuvre en fran�ais quand ils ont rim� un imminent et un �minent, un mis�ricordieusement et un m�lodieusement, et autres de semblable farine, encore qu'il n'y ait sens ou raison qui vaille : mais la rime de notre po�te sera volontaire, non forc�e ; re�ue, non appel�e ; propre, non ali�ne ; naturelle, non adoptive ; bref, elle sera telle que le vers tombant en icelle, ne contentera moins l'oreille qu'une bien harmonieuse musique tombant en un bon et parfait accord. Ces �quivoques donc et ces simples, rim�s avec leurs compos�s, comme un baisser et abaisser, s'ils ne changent ou augmentent grandement la signification de leurs simples, me soient chass�s bien loin : autrement qui ne voudrait r�gler sa rime comme j'ai dit, il vaudrait beaucoup mieux ne rimer point, mais faire des vers libres, comme a fait P�trarque en quelque endroit, et de notre temps le seigneur Loys Aleman en sa non moins docte que plaisante Agriculture. Mais tout ainsi que les peintres et statuaires mettent plus grande industrie � faire beaux et bien proportionn�s les corps qui sont nus, que les autres : aussi faudrait-il bien que ces vers non rim�s fussent bien charnus et nerveux, afin de compenser par ce moyen le d�faut de la rime. Je n'ignore point que quelques-uns ont fait une division de rime, l'une en son, et l'autre en �criture, � cause de ces diphtongues ai, ei, oi, faisant conscience de rimer maistre et prestre, fontaines et Ath�nes, connaistre et naistre. Mais je ne veux que notre po�te regarde si superstitieusement � ces petites choses, et lui doit suffire que les deux derni�res syllabes soient unissones, ce qui arriverait en la plus grande part, tant en voix qu'en �criture, si l'orthographe fran�aise n'e�t point �t� d�prav�e par les praticiens. Et pour ce que Loys Megret, non moins amplement que doctement, a trait� cette partie, lecteur, je te renvoie � son livre : et ferai fin � ce propos, t'ayant sans plus averti de ce mot en passant, c'est que tu gardes de rimer les mots manifestement longs avec les brefs, aussi manifestement brefs comme un passe et trace, un ma�tre et mettre, une chevelure et hure, un bast et bat, et ainsi des autres. 

CHAPITRE VIII : De ce mot rime, de l'invention des vers rim�s,
et de quelques autres antiquit�s utilis�es en notre langue 

Tout ce qui tombe sous quelque mesure et jugement de l'oreille (dit Cic�ron) en latin s'appelle Numerus, en grec rnqmoV, non point seulement au vers, mais � l'oraison. Par quoi improprement nos anciens ont astreint le nom du genre sous l'esp�ce, appelant rime cette consonance de syllabes � la fin des vers, qui se devrait plut�t nommeromoiotelentou, c'est-�-dire finissant m�me, l'une des esp�ces du rythme. Ainsi les vers, encore qu'ils ne finissent point en un m�me son, g�n�ralement se peuvent appeler rythme d'autant que la signification de ce mot ruqmoV est fort ample et emporte beaucoup d'autres termes, comme kauwu, metron, meloV, eufwuou, akolouqia, taxiV, sugkrisiV, r�gle, mesure, m�lodieuse consonance de voix, cons�cution, ordre et comparaison. Or quant � l'antiquit� de ces vers que nous appelons rim�s, et que les autres vulgaires ont emprunt�s de nous, si on ajoute foi � Jean le Maire de Belges, diligent rechercheur de l'antiquit�, Bardus V, roi des Gaules, en fut inventeur, et introduisit une secte de po�tes nommes bardes, lesquels chantaient m�lodieusement leurs rimes avec instruments, louant les uns et bl�mant les autres : et �taient (comme t�moigne Diodore Sicilien en son livre VIe) de si grande estime entre les Gaulois, que si deux arm�es ennemies �taient pr�tes � combattre, et lesdits po�tes se missent entre deux, la bataille cessait, et mod�rait chacun son ire. Je pourrais all�guer assez d'autres antiquit�s, dont notre langue aujourd'hui est ennoblie, et qui montrent les histoires n'�tre fausses, qui ont dit les Gaules anciennement avoir �t� florissantes, non seulement en armes, mais en toutes sortes de sciences et bonnes lettres. Mais cela requiert bien un oeuvre entier : et ne serait apr�s tant d'excellentes plumes qui en ont �crit, m�me de notre temps, que retisser (comme on dit) la toile de P�n�lope. Seulement j'ai bien voulu, et ne me semble mal � propos, montrer l'antiquit� de deux choses fort vulgaires en notre langue, et non moins anciennes entre les Grecs. L'une est cette inversion de lettres en un propre nom qui porte quelque devise convenable � la personne, comme en Fran�oys de Valoys : De fa�on suys royal ; Henry de Valoys : Roy es de nul hay. L'autre est en un �pigramme, o� quelque autre oeuvre po�tique, une certaine �lection des lettres capitales, dispos�es en sorte qu'elles portent ou le nom de l'auteur ou quelque sentence. Quant � l'inversion de lettres que les Grecs appellent anagrammatismsV, l'interpr�te de Lycophron dit en sa vie : En ce temps-l� florissait Lycophron, non tant pour la po�sie, que pour ce qu'il faisait des anagrammatismes. Exemple du nom du roi Ptol�m�e, PtoemaioV apo melitoV, c'est-�-dire, Emmiell�, ou de miel. De la reine Arsino�, qui fut femme dudit Ptol�m�e, Arsinoh, HraVion, c'est-�-dire la violette de Junon. Arth�midore aussi le Sto�que a laiss� en son livre des Songes un chapitre de l'Anagrammatisme, o� il montre que par l'inversion des lettres on peut exposer les songes. Quant � la disposition des lettres capitales, Eus�be, au livre de la Pr�paration �vang�lique, dit que la sibylle �rythr�e avait proph�tis� de J�sus-Christ, pr�posant � chacun de ses vers certaines lettres, qui d�claraient le dernier av�nement de Christ. Lesdites lettres portaient ces mots : J�sus Christus, Servator, Crux. Les vers furent translat�s par saint Augustin (et c'est ce qu'on nomme les quinze signes du jugement), lesquels se chantent encore en quelques lieux. Les Grecs appellent cette pr�position de lettres au commencement des vers, akrosticiV. Cic�ron en parle au livre de Divination, voulant prouver par cette curieuse diligence que les vers des sibylles �taient faits par artifice et non par inspiration divine. Cette m�me antiquit� se peut voir en tous les arguments de Plaute, dont chacun en ses lettres capitales porte le nom de la com�die. 

CHAPITRE IX: Observation de quelques mani�res de parler fran�aises 

J'ai d�clar� en peu de paroles ce qui n'avait encore �t� (que je sache) touch� de nos rh�toriqueurs fran�ais. Quant aux coupes f�minines, apostrophes, accents, l'� masculin et l'� f�minin, et autres telles choses vulgaires, notre po�te les apprendra de ceux qui en ont �crit. Quant aux esp�ces de vers qu'ils veulent limiter, elles sont aussi diverses que la fantaisie des hommes et que la m�me nature. Quant aux vertus et vices du po�me si diligemment trait�s par les anciens, comme Aristote, Horace, et apr�s eux Hi�ronyme Vide ; quant aux figures des sentences et des mots, et toutes les autres parties de l'�locution, les lieux de commis�ration, de joie, de tristesse, d'ire, d'admiration et autres commotions de l'�me : je n'en parle point, apr�s si grand nombre d'excellents philosophes et orateurs qui en ont trait�, que je veux avoir �t� bien lus et relus de notre po�te, premier qu'il entreprenne quelque haut et excellent ouvrage. Et tout ainsi qu'entre les auteurs latins, les meilleurs sont estim�s ceux qui de plus pr�s ont imit� les Grecs, je veux aussi que tu t'efforces de rendre, au plus pr�s du naturel que tu pourras, la phrase et mani�re de parler latine, en tant que la propri�t� de l'une et l'autre langue le voudra permettre. Autant te dis-je de la grecque, dont les fa�ons de parler sont fort approchantes de notre vulgaire, ce que m�me on peut conna�tre par les articles inconnus de la langue latine. Use donc hardiment de l'infinitif pour le nom, comme l'aller, le chanter, le vivre, le mourir ; de l'adjectif substantiv�, comme le liquide des eaux, le vide de l'air, le frais des ombres, l'�pais des for�ts, l'enrou� des cimballes, pourvu que telle mani�re de parler ajoute quelque gr�ce et v�h�mence, et non pas le chaud du feu, le froid de la glace, le dur du fer, et leurs semblables ; des verbes et participes, qui de leur nature n'ont point d'infinitifs apr�s eux, avec des infinitifs, comme tremblant de mourir et volant d'y aller, pour craignant de mourir et se h�tant d'y aller ; des noms pour les adverbes, comme ils combattent obstin�s pour obstin�ment, il vole l�ger pour l�g�rement ; et mille autres mani�res de parler, que tu pourras mieux observer par fr�quente et curieuse lecture, que je ne te les saurais dire. Entre autres choses je t'avertis user souvent de la figure antonomasie, aussi fr�quente aux anciens po�tes, comme peu usit�e, voire inconnue des Fran�ais. La gr�ce d'elle est quand on d�signe le nom de quelque chose par ce qui lui est propre, comme le P�re foudroyant pour Jupiter, le Dieu deux fois n� pour Bacchus, la Vierge chasseresse pour Diane. Cette figure a beaucoup d'autres esp�ces que tu trouveras chez les rh�toriciens, et a fort bonne gr�ce, principalement aux descriptions, comme : depuis ceux qui voient premiers rougir l'aurore, jusques l� o� Th�tis re�oit en ses ondes le fils d'Hyp�rion, pour depuis l'Orient jusques � l'Occident. Tu en as assez d'autres exemples �s Grecs et Latins, m�me en ces divines exp�riences de Virgile, comme du Fleuve glac�, des douze signes du Zodiaque, d'Iris, des douze labeurs d'Hercule et autres. Quant aux �pith�tes, qui sont en nos po�tes fran�ais, la plus grande part ou froids, ou oiseuses, ou mal � propos, je veux que tu en uses de sorte que sans eux ce que tu dirais serait beaucoup moindre, comme la flamme d�vorante, les soucis mordants, la geinante sollicitude, et regarde bien qu'ils soient convenables, non seulement � leurs substantifs, mais aussi � ce que tu d�criras, afin que tu ne dises l'eau ondoyante, quand tu veux la d�crire imp�tueuse, ou la flamme ardente, quand tu veux la montrer languissante. Tu as Horace entre les Latins fort heureux en ceci, comme en toutes choses. Garde-toi aussi de tomber en un vice commun, m�me aux plus excellents de notre langue, c'est l'omission des articles. Tu as exemple de ce vice en infinis endroits de ces petites po�sies fran�aises. J'ai quasi oubli� un autre d�faut bien usit� et de tr�s mauvaise gr�ce : c'est quand en la quadrature des vers h�ro�ques la sentence est trop abruptement coup�e, comme : Sinon que tu en montres un plus s�r. Voil� ce que je te voulais dire bri�vement de ce que tu dois observer tant au vers comme � certaines mani�res de parler, peu ou point encore usit�es des Fran�ais. Il y en a qui fort superstitieusement entrem�lent les vers masculins avec les f�minins, comme on peut voir aux psaumes traduits par Marot : ce qu'il a observ� (comme je crois) afin que plus facilement on les p�t chanter sans varier la musique, pour la diversit� des mesures, qui se trouveraient � la fin des vers. Je trouve cette diligence fort bonne, pourvu que tu n'en fasses point de religion jusques � contraindre ta diction pour observer telles choses. Regarde principalement qu'en ton vers n'y ait rien dur, hyulque ou redondant ; que les p�riodes soient bien jointes, nombreuses, bien remplissant l'oreille : et telles, qu'ils n'exc�dent point ce terme et but que naturellement nous sentons, soit en lisant ou en �coutant. 

CHAPITRE X : De bien prononcer les vers 

Ce lieu ne me semble mal � propos dire un mot de la prononciation, que les Grecs appellent npokrisiV : afin que s'il t'advient de r�citer quelquefois tes vers, tu les prononces d'un son distinct, non confus, viril, non eff�min�, avec une voix accommod�e � toutes les affections que tu voudras exprimer en tes vers. Et certes comme icelle prononciation, et geste appropri� � la mati�re que l'on traite, voire le jugement de D�mosth�ne, est le principal de l'orateur : aussi n'est-ce peu de chose que de prononcer ses vers de bonne gr�ce. Vu que la po�sie (comme dit Cic�ron) a �t� invent�e par observation de prudence et mesure des oreilles, dont le jugement est tr�s superbe, comme de celles qui r�pudient toutes choses �pres et rudes, non seulement en composition et structure de mots, mais aussi en modulation de voix. Nous lisons cette gr�ce de prononcer avoir �t� fort excellente en Virgile, et telle qu'un po�te de son temps disait, que les vers de lui, par lui prononc�s, �taient sonoreux et graves ; par autres, flasques et eff�min�s. 

CHAPITRE XI : De quelques observations outre l'artifice,
avec une invective contre les mauvais po�tes fran�ais 

Je ne demeurerai longuement en ce qui s'ensuit, pour ce que notre po�te, tel que je le veux, le pourra assez entendre par son bon jugement, sans aucunes traditions de r�gles. Du temps donc et du lieu qu'il faut �lire pour la cogitation, je ne lui en baillerai autres pr�ceptes, que ceux que son plaisir et sa disposition lui ordonneront. Les uns aiment les fra�ches ombres des for�ts, les clairs ruisselets doucement murmurant parmi les pr�s orn�s et tapiss�s de verdure. Les autres se d�lectent du secret des chambres et doctes �tudes. Il faut s'accommoder � la saison et au lieu. Bien te veux-je avertir de chercher la solitude et le silence ami des Muses, qui aussi (afin que ne laisses passer cette fureur divine qui quelquefois agite et �chauffe les esprits po�tiques, et sans laquelle ne faut point que nul esp�re faire chose qui dure) n'ouvrent jamais la porte de leur sacr� cabinet, sinon � ceux qui heurtent rudement. Je ne veux oublier l'�mendation, partie certes la plus utile de nos �tudes. L'office d'elle est d'ajouter, �ter ou muer � loisir ce que cette premi�re imp�tuosit� et ardeur d'�crire n'avait permis de faire. Pourtant est-il n�cessaire afin que nos �crits, comme enfants nouveau-n�s, ne nous flattent, les remettre � part, les revoir souvent, et en la mani�re des ours, � force de l�cher, leur donner forme et fa�on de membres, non imitant ces importuns versificateurs nomm�s des Grecs monsopatagoi, qui rompent � toutes heures les oreilles des mis�rables auditeurs par leurs nouveaux po�mes. Il ne faut pourtant y �tre trop superstitieux, ou (comme les �l�phants leurs petits) �tre dix ans � enfanter ses vers. Sur tout nous convient avoir quelque savant et fid�le compagnon, ou un ami bien familier, voire trois ou quatre, qui veuillent et puissent conna�tre, nos fautes, et ne craignent point blesser notre papier avec les ongles. Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois, non seulement les savants, mais aussi toutes sortes d'ouvriers et gens m�caniques comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des mati�res, des outils, et les termes usit�s en leurs arts et m�tiers, pour tirer de l� ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. Vous semble-t-il point, messieurs, qui �tes si ennemis de votre langue, que notre po�te ainsi arm� puisse sortir � la campagne et se montrer sur les rangs, avec les braves escadrons grecs et romains ? et vous autres si mal �quip�s, dont l'ignorance a donn� le ridicule nom de rimeurs � notre langue (comme les Latins appellent leurs mauvais po�tes versificateurs), oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux labeur de ce combat ? Je suis d'opinion que vous vous retiriez au bagage avec les pages et laquais, ou bien (car j'ai piti� de vous) sous les frais ombrages, aux somptueux palais des grands seigneur et cours magnifiques des princes, entre les dames et damoiselles o� vos beaux et mignons �crits, non de plus longue dur�e que votre vie, seront re�us, admir�s et ador�s, non point aux doctes �tudes et riches biblioth�ques des savants. Que pl�t aux Muses, pour le bien que je veux � notre langue, que vos ineptes oeuvres fussent bannis, non seulement de l� (comme ils sont) mais de toute la France. Je voudrais bien qu'� l'exemple de ce grand monarque, qui d�fendit que nul n'entrepr�t de le tirer en tableau, sinon Apelle, ou en statue, sinon Lysippe, tous rois et princes amateurs de leur langue d�fendissent, par �dit expr�s, � leurs subjects de non mettre en lumi�re oeuvre aucun, et aux imprimeurs de non l'imprimer, si, premi�rement, il n'avait endur� la lime de quelque savant homme, aussi peu adulateur qu'�tait ce Quintilie, dont parle Horace en son Art po�tique : o�, et en infinis autres endroits dudit Horace, on peut voir les vices des po�tes modernes exprim�s si au vif, qu'il semble avoir �crit, non du temps d'Auguste, mais de Fran�ois et de Henry. Les m�decins (dit-il) promettent ce qui appartient aux m�decins : les feuvres traitent ce qui appartient aux feuvres : mais nous �crivons ordinairement des po�mes autant les indoctes comme les doctes. 

Voil� pourquoi ne se faut �merveiller si beaucoup de savants ne daignent aujourd'hui �crire en notre langue, et si les �trangers ne la prisent comme nous faisons les leurs, d'autant qu'ils voyent en icelle tant de nouveaux auteurs ignorants, ce qui leur fait penser qu'elle n'est pas capable de plus grand ornement et �rudition. O combien je d�sire voir s�cher ces Printemps, ch�tier ces Petites jeunesses, rabattre ces Coups d'essai, tarir ces Fontaines, bref, abolir tous ces beaux titres assez suffisants pour d�go�ter tout lecteur savant d'en lire davantage. Je ne souhaite moins que ces Despourvus, ces Humbles esperans, ces Bannis de lyesse, ces Esclaves, ces Traverseurs soient renvoy�s � la Table ronde, et ces belles petites devises aux gentils hommes et damoiselles, d'o� on les a emprunt�es. Que dirai plus ? Je supplie � Phoebus Apollon que la, France, apr�s avoir �t� si longtemps st�rile, grosse de lui, enfante bient�t un po�te dont le luth bien r�sonnant fasse taire ces enrou�es cornemuses, non autrement que les grenouilles quand on jette une pierre en leur marais. Et si, nonobstant cela, cette fi�vre chaude d'�crire les tourmentait encore, je leur conseillerais ou d'aller prendre m�decine en Anticyre, ou, pour le mieux, se remettre � l'�tude, et sans honte, �, l'exemple de Caton, qui en sa vieillesse apprit les lettres grecques. Je pense bien qu'en parlant ainsi de nos rimeurs, je semblerai � beaucoup trop mordant et satirique : mais v�ritable � ceux qui ont savoir et jugement, et qui d�sirent la sant� de notre langue, o� cet ulc�re et chair corrompue de mauvaises po�sies est si inv�t�r�e, qu'elle ne se peut �ter qu'avec le fer et le caut�re. Pour conclure ce propos, sache, lecteur, que celui sera v�ritablement le po�te que je cherche en notre langue, qui me fera indigner, apaiser, �jouir, douloir, aimer, ha�r, admirer, �tonner : bref, qui tiendra la bride de mes affections, me tournant �� et l�, � son plaisir. Voil� la vraie pierre de touche o� il faut que tu �prouves tous po�mes et en toutes langues. Je m'attends bien qu'il s'en trouvera beaucoup de ceux qui ne trouvent rien bon, sinon ce qu'ils entendent et pensent pouvoir imiter, auxquels notre po�te ne sera pas agr�able : qui diront qu'il n'y a aucun plaisir et moins de profit � lire tels �crits, que ce ne sont que fictions po�tiques, que Marot n'a point ainsi �crit. A tels, pour ce qu'ils n'entendent la po�sie que de nom, je ne suis d�lib�r� de r�pondre, produisant pour d�fense tant d'excellents ouvrages po�tiques grecs, latins et italiens, aussi ali�n�s' de ce genre d'�crire, qu'ils approuvent tant, comme ils sont eux-m�mes �loign�s de toute bonne �rudition. Seulement veux-je admonester celui qui aspire � une gloire non vulgaire, s'�loigner de ces ineptes admirateurs, fuir ce peuple ignorant, peuple ennemi de tout rare et antique savoir : se contenter de peu de lecteurs, � l'exemple de celui qui pour tous auditeurs ne demandait que Platon; et d'Horace, qui veut ses oeuvres �tre lus de trois ou quatre seulement, entre lesquels est Auguste. Tu as, lecteur, mon jugement de notre po�te fran�ais, lequel tu suivras, si tu le trouves bon, ou te tiendras au tien; si tu en as quelque autre. Car je n'ignore point combien les jugements des hommes sont divers, comme en toutes choses, principalement en la po�sie, laquelle est comme une peinture, et non moins qu'elle sujette � l'opinion du vulg�ire. Le principal but o� je vise, c'est la d�fense de notre langue, l'ornement et amplification d'icelle, en quoi si je n'ai grandement soulag� l'industrie et labeur de ceux qui aspirent � cette gloire, ou si du tout je ne leur ai point aid�, pour le moins je penserai avoir beaucoup fait, si je leur ai donn� bonne volont�. 

CHAPITRE XII : Exhortation aux Fran�ais d'�crire en leur langue, avec les louanges de la France 

Donc, s'il est ainsi que de notre temps les astres, comme d'un commun accord, ont par une heureuse influence conspir� en l'honneur et accroissement de notre langue, qui sera celui des savants qui n'y voudra mettre la main, y r�pandant de tous c�t�s les fleurs et fruits de ces riches cornes d'abondance grecque et latine ? ou, � tout le moins, qui ne louera et approuvera l'industrie des autres ? Mais qui sera celui qui la voudra bl�mer ? Nul, s'il n'est vraiment ennemi du nom fran�ais. Ce prudent et vertueux Th�mistocle Ath�nien montra bien que la, m�me loi naturelle, qui commande � chacun d�fendre le lieu de sa naissance, nous oblige aussi de garder la dignit� de notre langue, qand il condamna � mort un h�raut du roi de Perse, seulement pour avoir employ� la langue attique aux commandements du barbare. La gloire du peuple romain n'est moindre (comme a dit quel qu'un) en l'amplification de son langage, que de ses limites. Car la plus haute excellence de leur r�publique, voire du temps d'Auguste, n'�tait assez forte pour se d�fendre contre l'injure du temps, par le moyen de son Capitole, de ses thermes et magnifiques palais, sans le b�n�fice de leur langue, pour laquelle seulement nous les louons, nous les admirons, nous les adorons. Sommes-nous donc moindres que les Grecs ou Romains, qui faisons si peu de cas de la n�tre ? Je n'ai entrepris de faire comparaison de nous � ceux-l�, pour ne faire tort � la vertu fran�aise, la conf�rant � la vanit� gr�geoise : et moins � ceux-ci, pour la trop ennuyeuse longueur que ce serait de r�p�ter l'origine des deux nations, leurs faits, leurs lois, moeurs et mani�res de vivre : les consuls, dictateurs et empereurs de l'une, les rois, ducs et princes de l'autre. Je confesse que la fortune leur ait quelquefois �t� plus favorable qu'� nous : mais aussi dirai-je bien (sans renouveler les vieilles plaies de Rome, et de quelle excellence, en quel m�pris de tout le monde, par ses forces m�mes elle a �t� pr�cipit�e) que la France, soit en repos ou en guerre, est de long intervalle � pr�f�rer � l'Italie, serve maintenant et mercenaire de ceux auxquels elle voulait commander. Je ne parlerai ici de la temp�rie de l'air, fertilit� de la terre, abondance de tous genres de fruits n�cessaires pour l'aise et entretien de la vie humaine, et autres innum�rables commodit�s, que le ciel, plus prodigalement que lib�ralement, a �largi � la France. Je ne conterai tant de grosses rivi�res, tant de belles for�ts, tant de villes, non moins opulentes que fortes, et pourvues de toutes munitions de guerre. Finalement je ne parlerai de tant de m�tiers, arts et sciences qui florissent entre nous, comme la musique, peinture, statuaire, architecture et autres, non gu�res moins que jadis entre les Grecs et les Romains. Et si pour trouver l'or et l'argent, le fer n'y viole point les sacr�es entrailles de notre antique m�re : si les gemmes, les odeurs et autres corruptions de la premi�re g�n�rosit� des hommes n'y sont point cherch�es du marchand avare : aussi le tigre enrag�, la cruelle semence des lions, les herbes empoisonneresses et tant d'autres pestes de la vie humaine, en sont bien �loign�es. Je suis content que ces f�licit�s nous soient communes avec autres nations, principalement l'Italie : mais quant � la pi�t�, religion, int�grit� de moeurs, magnanimit� de courages, et toutes ces vertus rares et antiques (qui est 1a vraie et solide louange), la France a toujours obtenu, sans controverse, le premier lieu. Pourquoi donc sommes-nous si grands admirateurs d'autrui ? pourquoi sommes-nous tant iniques � nous-m�mes ? pourquoi mandions-nous les langues �trang�res comme si nous avions honte d'user de la n�tre ? Caton l'a�n� (je dis celui Caton dont la grave sentence a �t� tant de fois approuv�e du s�nat et peuple romain) dit � Posthumie Albin, s'excusant de ce que lui, homme romain, avait �crit une histoire en grec : Il est vrai qu'il t'e�t fallu pardonner, si par le d�cret des Amphictyoniens tu eusses �t� contraint d'�crire en grec. Se moquant de l'ambitieuse curiosit� de celui qui aimait mieux �crire en une langue �trang�re qu'en la sienne, Horace dit que Romule en songe l'admonesta, lorsqu'il faisait des vers grecs, de ne porter du bois en la for�t : ce que font ordinairement ceux qui �crivent en grec et en latin. Et quand la gloire seule, non l'amour de la vertu, nous devrait induire aux actes vertueux, si ne vois-je pourtant qu'elle soit moindre � celui qui est excellent en son vulgaire, qu'� celui qui n'�crit qu'en grec ou en latin. Vrai est que le nom de celui-ci (pour autant que ces deux langues sont plus fameuses) s'�tend en plus de lieux : mais bien souvent, comme la fum�e qui sort grosse au commencement, peu � peu s'�vanouit parmi le grand espace de l'air, il se perd, ou pour �tre opprim� de l'infinie multitude des autres plus renomm�s, il demeure quasi en silence et obscurit�. Mais la gloire de celui-l�, d'autant qu'elle se contient en ses limites, et n'est divis�e en tant de lieux que l'autre, est de plus longue dur�e, comme ayant son si�ge et demeure certaine. Quand Cic�ron et Virgile se mirent � �crire en latin, l'�loquence et la po�sie �taient encore en enfance entre les Romains, et au plus haut de leur excellence entre les Grecs. Si donc ceux que j'ai nomm�s, d�daignant leur langue, eussent �crit en grec, est-il croyable qu'ils eussent �gal� Hom�re et D�mosth�ne? Pour le moins n'eussent-ils �t� entre les Grecs ce qu'ils sont entre les Latins. P�trarque semblablement, et Boccace, combien qu'ils aient beaucoup �crit en latin, si est-ce que cela n'e�t �t� suffisant pour leur donner ce grand honneur qu'ils ont acquis, s'ils n'eussent �crit en leur langue. Ce que bien connaissant maints bons esprits de n�tre temps, combien qu'ils eussent d�j� acquis un bruit non vulgaire entre les Latins, se sont n�anmoins convertis � leur langue maternelle, m�mes Italiens, qui ont beaucoup plus grande raison d'adorer la langue latine que nous n'avons. Je me contenterai de nommer ce docte cardinal Pierre Bembe, duquel je doute si oncques homme imita plus curieusement Cic�ron, si ce n'est par aventure un Christofle Longueil. Toutefois parce qu'il a �crit en italien, tant en vers comme en prose, il a illustr� et sa langue et son nom, trop plus qu'ils n'�taient auparavant.

Quelqu'un (peut-�tre) d�j� persuad� par les raisons que j'ai all�gu�es, se convertirait volontiers � son vulgaire, s'il avait quelques exemples domestiques. Et je dis, que d'autant s'y doit-il plut�t mettre, pour occuper le premier ce � quoi les autres ont failli. Les larges campagnes grecques et latines sont d�j� si pleines, que bien peu reste d'espace vide. D�j� beaucoup d'une course l�g�re ont atteint le but tant d�sir�, longtemps y a que le prix est gagn�. Mais, � bon Dieu, combien de mer nous reste encore avant que nous soyons parvenus au port ! combien le terme de notre course est encore loin ! Toutefois je te veux bien avertir que tous les savants hommes de France n'ont point m�pris� leur vulgaire. Celui qui fait rena�tre Aristophane et feint si bien le nez de Lucien, en porte bon t�moignage. A ma volont� que beaucoup, en divers genres d'�crire, voulussent faire le semblable, non point s'amuser � d�rober l'�corce de celui dont je parle, pour en couvrir le bois tout vermoulu de je ne sais quelles lourderies, si mal plaisantes qu'il ne faudrait autre recette pour faire passer l'envie de rire � D�mocrite. Je ne craindrai point d'all�guer encore, pour tous les autres, ces deux lumi�res fran�aises, Guillaume Bud� et Lazare de Ba�f, dont le premier a �crit, non moins amplement que doctement, l'Institution du Prince, oeuvre certes assez recommand� par le seul nom de l'ouvrier : l'autre n'a pas seulement traduit l'�lectre de Sophocle, quasi vers pour vers, chose laborieuse, comme entendent ceux qui ont essay� le semblable, mais d'avantage a donn� � notre langue le nom d'�pigrammes et d'�l�gies, avec ce beau mot compos� aigre-doux, afin qu'on n'attribue l'honneur de ces choses � quelque autre : et de ce que je dis, m'a assur� un gentilhomme mien ami, homme certes non moins digne de foi que de singuli�re �rudition et jugement non vulgaire. Il me semble (lecteur ami des Muses fran�aises) qu'apr�s ceux que j'ai nomm�s, tu ne dois avoir honte d'�crire en ta langue ; mais encore dois-tu, si tu es ami de la France, voire de toi-m�me, t'y donner du tout, avec cette g�n�reuse opinion, qu'il vaut mieux �tre un Achille entre les siens, qu'un Diom�de, voire bien souvent un Thersite, entre les autres. 

CONCLUSION DE TOUT L'OEUVRE 

Or sommes-nous, la gr�ce � Dieu, par beaucoup de p�rils et de flots �trangers, rendus au port, � s�ret�. Nous avons �chapp� du milieu des Grecs, et par les escadrons romains p�n�tr� jusques au sein de la tant d�sir�e France. L� donc, Fran�ais, marchez courageusement vers cette superbe cit� romaine : et des serves d�pouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois) ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie, et ce tra�tre Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprenne tous nus comptant la ran�on du Capitole. Donnez en cette Gr�ce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacr�s tr�sors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois : et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles, ni ses fl�ches rebouch�es. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Ath�nes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples apr�s lui par leurs oreilles, avec une cha�ne attach�e � sa langue.

JOACHIM DU BELLAY

Quelles sont les grandes lignes du manifeste Défense et illustration de la langue française ?

On crée des élégies, des épîtres, des églogues, mais surtout des odes, des sonnets et de l'épopée, genre qui donne de la noblesse à la poésie. il faut imiter les Anciens (c'est-à-dire les auteurs grecs et latins).

Qui est l'auteur de la défense et illustration de la langue française ?

Joachim du BellayLa Défense et illustration de la langue française / Auteurnull